“Nous sommes le courage l’une de l’autre” est le thème issu du féminisme radical coréen que propose Joséphine Lanesem pour l’Agenda ironique de ce mois-ci. Nous sommes invités à inclure des anaphores et des chiasmes dans nos textes. Prise par le temps, j’ai retravaillé un bout de roman laissé de côté. C’est toujours l’histoire d’Irène, dont j’avais partagé des morceaux ici (où il est question de Denis, le facteur) et (où il est question de la tempête qui fit tomber le hêtre pourpre du jardin d’Irène).


Lorsqu’Irène veut s’asseoir un instant pour reprendre souffle, quelque chose tombe à ses pieds : les enveloppes de Denis, qu’elle a glissées depuis le matin dans la ceinture de son blouson. Il y en a quatre, dont une lui saute aussitôt aux yeux, estampillée de la face de Marianne, d’un beau bleu myosotis.

Elle observe l’écriture à l’encre délavée, fouille sa mémoire en vain, note une hésitation entre volutes et raideur qui lui rappelle étrangement ses propres efforts pour uniformiser sa graphie (car il suffit que l’écriture soit destinée au regard d’un autre pour qu’aussitôt sa main se rebelle et produise un incompréhensible tracé de sismographe). La carte qu’elle tire de l’enveloppe, du même bleu, est barrée de noir dans la marge de gauche. Son cœur bat aussitôt en retraite, plus prompt, plus perspicace que son esprit. Elle survole le texte sans comprendre, s’y reprend à trois fois. Des gens, inconnus, ont l’immense tristesse (inconcevable tristesse des inconnus) de lui faire part du décès de Madeleine Ollivier, née Cordier et indiquent la date, passée de deux semaines, d’obsèques célébrées dans la plus stricte intimité, selon sa volonté. Il y a une lettre d’une dénommée Sibylle, jointe au faire-part, qui lui rapporte que dans la confusion des dernières semaines, tante Madeleine s’est mise à répéter son nom, Irène, s’adressant à elle, lui donnant la réplique dans ce qu’ils ont supposé être une réitération de scènes de son enfance, demandant à la voir, insistant. Malgré des recherches frénétiques, la famille – neveux et nièces, tante Madeleine n’ayant pas eu d’enfants – n’a pas résolu l’énigme à temps : le temps de démanteler et de faire l’inventaire des trente-sept colonnes de boîtes à chaussures érigées de part et d’autre du couloir menant de l’entrée à la chambre à coucher, tante Madeleine avait passé l’arme à gauche. Il leur a fallu plusieurs mois pour extirper de cette luxuriante jungle mémoriale l’existence d’une Irène, et d’ailleurs, la boîte à chaussure qui lui était consacrée ne se trouvait pas empilée avec les autres, mais scellée dans un coffre caché dans l’armoire de la chambre. Aucune aide ne pouvait venir du mari, emporté deux ans plus tôt par un Alzheimer précoce. Plus qu’à l’épuisement physique et mental d’avoir dû s’occuper de lui durant les six années de son tragique déclin, c’est à la peine d’en être séparée que Sibylle attribue la virulence de la maladie qui a emporté sa tante prématurément – elle n’avait pas soixante-cinq ans. Le couple, écrit-elle, s’aimait comme on le voit rarement. Tant qu’Antonin vécut, tante Madeleine refusa de l’accabler de photos et de souvenirs qu’il ne reconnaissait plus, qui ne pouvaient qu’exacerber le sentiment de son impuissance. C’est une fois veuve que Madeleine se mit à creuser l’humus de ses souvenirs, déterrant du fond du garage et de la poussière d’un grenier où elle n’avait jamais mis les pieds ces monceaux de lettres et de documents. Le chagrin fit pousser cette forêt d’archives qui donna à sa maison des allures de temple du souvenir. Il est probable qu’elle pressentait sa mort prochaine.

Madeleine Ollivier, née Cordier. Décédée. Madeleine – Mado – morte. Comme il est étrange que cette annonce vienne ainsi se déposer, comme la première feuille de l’automne, dans la dévastation de ce lendemain de tempête, sur la dépouille encore vibrante du hêtre. Il semble à Irène qu’elle aurait dû savoir, d’une façon ou d’une autre, que Madeleine était mourante, et particulièrement de solitude ou de manque. Elle aurait dû le savoir en dépit du barrage de décennies de silence et de l’interminable suite des événements inconnus vécus par cette Madeleine Ollivier qui paraît s’en être mieux tirée qu’elle dans sa vie conjugale – et bien mieux que les habitudes de jeunesse de Mado le laissaient présager. Elle aurait dû le savoir puisque le confirme la douleur que voilà, au creux du ventre, dans les rotules : elle ne s’est pas tue, la basse continue de la tendresse due à Mado, cette enfant ressurgie au bout du chemin dans le corps délabré de Madeleine Ollivier pour la réclamer.

Sous la carte, trois clichés.

Les voilà dans le jardin de Grand-Mère, probablement photographiées par tante Lucie, tendant crânement vers l’objectif genoux et bras griffés, langues bleuies et tabliers marbrés de violet, preuves d’un premier septembre consacré aux mûres ; et puis quelques années plus tard, debout devant le porche de Saint-Crépin où venait d’être baptisée une cousine de Madeleine, dans des robes qu’elles s’étaient empruntées l’une à l’autre, Irène flottant dans la sienne malgré la ceinture de satin, les seins naissants de Madeleine à l’étroit dans le bustier bleu prévu pour son amie (l’échange avait eu lieu à la dernière minute et, bien qu’outrées, les mères n’avaient pas eu le temps de rectifier) ; enfin, sur le dernier cliché, plus petites, photographiées de dos, courant la main dans la main sous les mélèzes du sentier de Froidecombe… La veille, la mère de Madeleine les avait conduites ensemble chez la coiffeuse où elles avaient exigé qu’on leur donnât la même coupe. Il n’y avait aucune chance qu’un coup de ciseau, même appliqué de façon rigoureusement identique, pût tirer un résultat semblable des boucles serrées de Madeleine et du bonnet de chaume d’Irène ; une fois raccourcies, leurs chevelures paraissaient plus différentes encore, mais cela ne les avait pas empêchées de se déclarer « jumelles » et satisfaites au sortir du salon – à l’évidence, elles voyaient plus loin que les adultes. De fait, ce que montre la photo, bondissant au-dessus de jupes en corolles et de gilets de grosse laine, c’est un nuage d’orage qu’accompagne un bouquet de pissenlit.

Irène s’étonne de la clarté de ces souvenirs, sortis tous luisants d’un coin de sa mémoire où aucune inquisition n’est venue les éroder depuis au moins quarante ans. Peut-être qu’en repartant d’eux, de ces sentiers dans les bois, du jardin des grands-parents, elle parviendrait à reconstituer le fil, la fresque, la route avec ses relais de poste, et le pays tout autour : les contrées de sa mémoire où, de plus en plus, elle s’enfonce et perd pied, dépaysée. Que surgisse dans le déroulement de sa pensée une lacune qui en arrête la progression, un trou où s’absorbe d’un coup toute son énergie mentale, elle est perdue, noyée. Et mieux vaut qu’elle n’essaie pas de prendre du recul, de remettre à plus tard la poursuite de cette ligne de pensée, de laisser reposer sa pauvre tête dans l’espoir de la retrouver fonctionnelle dans une heure ou deux, car elle y perdrait jusqu’au souvenir de la difficulté à résoudre. Si par chance un fragment du souvenir requis lui fait la grâce de se dévoiler, il reste souvent impossible à compléter, à replacer dans le contexte qui lui rendrait son sens et autoriserait à le raccrocher à la trame de la réflexion que son absence déchire cruellement : impossible de savoir et quand, avec qui, avant quoi, après quoi, et même pourquoi. Il manque la pièce cruciale du puzzle, et toute pièce manquante, impitoyablement, devient cruciale. Néanmoins… Néanmoins, il reste de ces souvenirs qui agissent comme bornes entre les époques, jalons indiquant la proximité avec tel ou tel autre événement, aimants auxquels viennent s’agréger d’autres sensations sauvées de l’oubli.

Madeleine est morte. Qu’est-ce que cela veut dire ? Une stupeur descend sur elle, et la retient un instant sur la rive du temps où la mort de Madeleine n’est encore qu’un jet d’encre sur un rectangle de carton bleu. Irène ne s’aperçoit pas que la carte lui est tombée des mains, et les photographies. Le vertige la prend, lui rompt les genoux. Elle s’allonge près du tronc, ferme les yeux. Madeleine est là, sous ses paupières, avec les boucles de ses seize ans, où elle piquait parfois une fleur qui en devenait flamme d’incendie, et cette bouche qu’elle ensanglantait de carmin pour tourmenter ceux que sa chair offensait, disant qu’ainsi on aurait au moins la politesse de remarquer son visage avant d’aller se rincer l’œil plus bas. Elle prenait d’ailleurs cela avec grâce, et c’était bien ça qui énervait, qu’elle n’eût pas honte de ressembler avant l’heure à une femme, qu’elle ne se sentît pas coupable des regards qu’elle attirait. Irène, au contraire, ne comprenait pas pourquoi il était préconisé d’avoir honte puisqu’elle en rêvait, elle, de ces courbes (non pas d’avoir les mêmes, non, son corps de limande lui convenait autant qu’un autre, mais de celles de Madeleine, comme on rêve de la chaleur d’un pain doré, d’un broc de tilleul après la nuit, avec ce frisson que la proximité du feu vous lâche tout vif dans le dos). Il est certain qu’à soixante ans Madeleine devait être belle encore, ce sont les maigres qui vieillissent mal.

Belle encore, mais morte, voilà ce qu’on veut lui faire comprendre. Les mots résonnent dans la tête d’Irène, un assemblage arbitraire de syllabes. Elle se force à leur attribuer un sens. Si Mado est morte et enterrée, c’est donc que de sa beauté qui se sentait, se humait, se goûtait presque, il ne reste désormais que des souvenirs, des images mentales plus ou moins floues et qu’on ne peut partager, de pâles empreintes d’émotions, ou bien des photos, quelques taches de couleurs sur du papier lisse, mat ou brillant. Si Mado est morte et enterrée, c’est qu’elle n’aura pas lieu, cette réunion où l’on allait enfin raccommoder le tissu de l’amitié, déployant l’une devant l’autre la masse colossale et pourtant légère, somme toute, du butin des années. Irène se rend compte que sans y penser, sans les prévoir, sans avoir envisagé de les organiser, elle a toujours considéré ces retrouvailles comme une certitude, le fruit nécessaire que l’avenir ferait pousser, d’une façon ou d’une autre, au détour d’un événement fortuit, sans qu’elle n’ait à bander sa volonté pour secouer l’inertie de leurs rapports. C’est pourquoi la mort de Madeleine est inconcevable, comme une erreur du destin.

Elle tend l’oreille à l’intérieur, interroge le silence où depuis tant d’années repose non pas le souvenir momifié de leur enfance, mais une relation qui, pour elle, a continué de vivre dans l’absence des mots : est-ce que de ce silence, l’annonce de cette mort a changé la nature ? Morte, Madeleine est-elle plus inaccessible qu’elle ne l’était quand la vie les retenait loin l’une de l’autre ? Il n’est pas dit, pense Irène, que la mort nous sépare plus que les chemins divergents de la vie, avant de se demander si une telle idée ne vient pas plutôt du fait qu’elle n’aimait plus vraiment son amie, on n’aime pas ceux dont on peut se passer, l’amour gratuit est un vœu pieux, un mensonge, une fioriture rhétorique, personne n’y croit, l’amour est chose sanglante, est besoin, il n’y a qu’à voir – Edwin, ou bien, ou bien le hêtre pourpre, quelle peine.

Madeleine est morte – mais un sifflement bref fuse de la haie, un froissement. Le merle, jailli de l’aubépine, s’en vient inspecter son perchoir abattu. Il n’a pas dû trop rigoler cette nuit, lui non plus. Pourtant le voici bondissant, affairé, et sous peu il se sera trouvé une nouvelle branche, quoique moins favorablement située, d’où faire comprendre à ses concurrents qu’il n’est pas partageux. Il remonte le tronc à petits bonds des racines à la ramure, erre un instant sur sa branche préférée, surpris. Comme il est beau ! D’un noir profond, absolu, qu’il faut voir pour le croire. Depuis le temps qu’elle les observe, elle sait que c’est loin d’être le cas de tous les merles. Nombre d’entre eux arborent un manteau d’un noir terne et irrégulier, tirant sur le brun ou le gris, voire maculé de blanc. Pas celui-ci. Plumage et bec sont tels que Dieu les conçut sur le merle quintessentiel, encre de Chine et frais safran. Sans son caractère vindicatif, vérifié à son corps défendant par le voisin un jour où il voulut s’approcher de son nid (percuté en pleine figure, ce pauvre Fred, le bras trop lent pour faire bouclier), on le croirait irréel, échappé d’un dessin d’enfant. Mais voilà qu’il s’approche et vient pencher au-dessus d’Irène son œil hypnotique, orbe de nuit à frange de feu, où s’absorbent aussitôt sans remords les séparations, les infidélités et les deuils. Et soudain, dans un éblouissement, avec la surprise d’un précipité, apparaît une haute silhouette, un élancement, un déploiement : parmi les hautes herbes sèches d’août, flamme auréolée d’oiseaux dans le feu de l’été ardéchois, le grand hêtre dont celui-ci fut l’écho inconscient – quelque chose se déchire comme une brume et Irène reconnaît, en-deçà de ses rétines brûlées, cette cariatide tutélaire autour de laquelle se déployèrent les vies, d’une génération à l’autre.

Du dessin de ses branches, des irrégularités dont le temps avait incrusté et boursouflé son écorce, Grand-mère tirait un trésor d’histoires et d’anecdotes. C’était son grand-père à elle qui l’avait planté au siècle dernier, en homme qui « savait ce qu’il faisait », remarque aussi vague qu’habilement grommelée à portée d’oreille de son mari, en conséquence de quoi Grand-père, excédé, pouvait être aperçu adressant de muets reproches à ce symbole de l’orgueil ancestral, quand il ne pissait pas dessus, bien en vue depuis la fenêtre de la cuisine – mais au fond il aimait cet arbre, et un visiteur importun qui recommandait de s’en débarrasser fit les frais d’une colère dont on ne l’aurait pas cru capable. Le corps de chacune de leurs filles en reçut un souvenir : à la mère d’Irène, qui raffolait de ses faînes et les faisait griller en cachette de Grand-mère, une intolérance aux noix survenue après deux crises d’indigestion carabinées ; à tante Lucie, les cicatrices laissés par une vilaine chute dont elle était assez fière. La légende familiale raconte qu’armée du culot de ses onze ans, elle était allée défier le meilleur grimpeur du village, de trois ans son aîné, en des termes qui ne souffraient pas de refus. Après tout, elle jouait en terrain connu, et d’ailleurs le chronomètre allait lui donner raison, quand une seconde d’inattention l’envoya à l’hôpital. On répara sa jambe, on plâtra son bras, mais pas plus les pommades de l’infirmière que les cataplasmes de plantain et d’aloe vera ne purent effacer de son front et son flanc le sceau de la témérité punie. Qu’à cela ne tienne, tante Lucie gagna le respect de tous et c’est auprès d’elle que soeur et petites voisines venaient puiser du courage quand il y avait un obstacle à surmonter, quel qu’il soit.

La génération suivante ne fut pas en reste. Heureusement, dis donc, que c’est un hêtre – la voix de Madeleine se veut étale mais, malgré la caution humoristique, ses yeux sont éteints depuis cette soirée où elle a disparu dans le fond du jardin avec Pierre, sans un regard pour Irène qui s’était fait une joie de ce bal de village où elles se retrouvaient enfin après deux mois de séparation. La mère de Madeleine avait fini par se décharger dans un pensionnat de Tournon de l’éducation d’une fille qu’elle avait très tôt décrétée difficile et récalcitrante – et voilà, on ne se verrait désormais plus que toutes les six semaines. Heureusement que c’est un hêtre, tu m’étonnes, avait ruminé Irène vexée : alentour, les vieux châtaigniers, les chênes torves ou le cèdre auraient laissé dans le dos de Madeleine un souvenir autrement durable que les efforts de ce pauvre Pierre, trop pressé de se soulager d’une tension accumulée qui l’avait rendu si distrait qu’elle lui avait coûté son job, pourtant obtenu à grand peine, dans un garage du coin. Irène en voulut à Madeleine de lui avoir préféré la fade compagnie et les ahanements d’un garçon aussi terne, bien sûr, mais surtout d’avoir souillé le plaisir limpide associé à la contemplation du grand hêtre. Pendant des mois, elle ne put voir le hêtre sans ressentir une douleur d’abandon et une pointe de nausée, peut-être même de ressentiment. Bien sûr, sa rancune dura moins que sa peine. D’ailleurs, elle était davantage préoccupée par l’étrange taie qui ne disparaissait pas des yeux de son amie et lui donnait un regard un peu absent, même une fois Pierre éjecté pour de bon de ses jupes. Madeleine parlait peu de sa vie à Tournon et Irène savait qu’il serait vain de tenter lui tirer les vers du nez.

Plus tard, elle regretta de n’avoir pas insisté. Habituée à considérer leur amitié comme inébranlable, imperméable aux accidents de la vie et aux contingences du langage, elle resta impuissante à négocier ce silence désormais installé entre elles, qui lestait les conversations de conjectures malaisées. Avec le temps, la gaîté revint à Madeleine, une gaîté apprivoisée de fille grandie, de presque femme, qu’Irène trouvait un peu factice mais à laquelle elle se résigna puis s’habitua. La distance du pensionnat, les semaines à grandir l’une loin de l’autre donnèrent une autre tournure à leur amitié, tendre toujours, mais moins intense, moins fusionnelle. Sans se le dire vraiment, elles se promettaient de raviver l’ardeur de leur enfance plus tard, quand elles pourraient de nouveau vivre l’une près de l’autre, imaginant de faire leurs études sinon dans la même université, du moins dans la même ville. Rien de tout cela ne se réalisa. Et pourtant, pourtant, il y avait de la détresse dans le silence de Madeleine quand Irène lui annonça au téléphone qu’elle n’allait pas rentrer d’Angleterre comme prévu parce qu’elle avait rencontré un type, quel genre de type, un type qui lui plaisait, oui, pas mal et même beaucoup, enfin on verra, mais tout de même assez pour lui donner envie de voir si ça pouvait marcher. Elle feignait le détachement, Irène, prenait un ton raisonnable de femme adulte qui ne va pas se brader, consciente de sa valeur et du patient secret qui devrait entourer un bonheur entrevu mais nullement garanti, sous peine de le voir s’évaporer, le manipulant à bout de bras et sur la pointe des pieds. Naturellement, Madeleine n’était pas dupe. Elles savaient toutes les deux, ou du moins le sentaient, que l’avenir de leur amitié se jouait là, non, qu’il était déjà joué.

Madeleine est morte, Madeleine sans laquelle sa vie s’est déployée en cette terre qui, parce qu’étrangère, masquait son absence. Madeleine est morte, et cette vie où Madeleine ne manquait pas soudain se révèle invalide, amputée, inconsolable. Madeleine, qui bien avant de feindre se donner à des Pierre et des Jean, avait été sa lumière, son modèle, son courage, son amour. Madeleine, qui fut son courage dans l’enfance, et dont elle aurait dû être le soutien dans les années de difficulté et de veuvage qui la rongèrent. Elle croyait autrefois que c’était Madeleine qui, vivant à Tournon parmi des gens plus branchés, s’était désintéressée d’elle, quand c’est elle qui, finalement, l’a abandonnée, choisissant l’exil et Edwin. Et c’est peut-être pourquoi elle n’a pas fait l’effort de maintenir vivante leur relation. Maintenant, c’est elle qu’Edwin a délaissée. Quand viendra son heure, l’heure de dire ce qui de la vie fut le plus franc et le plus dense, elle soupçonne que ce ne sera pas le nom d’Edwin qui passera ses lèvres.

13 thoughts on “Irène et Madeleine

  1. Finement observée, cette amitié que la ou plutôt les distances prises par les deux héroïnes ne peuvent troubler.
    J’ai tout relu avec le même enchantement, par petits bout ce roman finira par voir le jour, Frog, il n’est pas possible qu’il en soit autrement.

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    1. Merci Alma ! ❤ J'espère pouvoir le reprendre un jour, pour l'instant je ne fais que recycler les passages écrits il y a qqs années. Je me promets de continuer Kanako d'abord. 🙂

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  2. Hé mais j’avais raté cette parution ! heureusement qu’il y a le récap de Joséphine…..
    que dire ? c’est toujours sensible, doux, un peu rude, et terriblement bien écrit, juste et précis….
    bref, as tu déjà songé à écrire ?

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  3. Quelle belle histoire d’amitié qui met en avant les négligences qui nous éloignent parfois des êtres chers… Bonne chance à Irène pour affronter le manque devenu réel de Madeleine..Heureusement les souvenirs ne meurent jamais. Merci Frog

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