Après d’interminables jours de pluie, enfin ! un rayon de soleil. Soudain février semble être là, déjà, dans son éclaboussement ébloui – un scintillement peut-être dû aux myriades de goutelettes encore suspendues dans l’air, qu’un soleil de novembre anglais n’est pas de force à résorber. Le coeur et les yeux clignent, entre rire et larmes.
Une maison blanche, la façade en miroir, lumière de plein fouet. Ravigorante gifle. Je chancelle, je m’arrête. Les ombres n’existent plus que comme des tremplins à l’élan du jour.
Les ombres.
Ainsi disait Virgile, d’Enée et de la Sibylle pénétrant dans le Royaume des ombres:
Ibant obscuri sola sub nocte per umbram
Ainsi disait Virgile, que je découvrais plus tard que certains camarades, n’ayant pas appris le latin au collège, puisque j’avais choisi le grec en quatrième. Comme on ne pouvait rien faire du grec sans le latin, je m’y étais attelée après le bac, bien obligée. Le Mestre distribuait des liasses de déclinaisons manuscrites annotées d’explications sur l’évolution de la phonétique. Ignorante, je ne comprenais pas grand-chose, mais je mémorisais docilement et aisément, familière des cas après l’allemand et le grec – n’en déplaise aux critiques du par-coeur, c’est époustouflant ce qu’on peut entendre et finir par maîtriser, obscurément, intuitivement, sans application délibérée de l’esprit d’analyse, juste à force d’exposition et d’accumulation. Les connexions se font presque toutes seules, ces rapprochements, ces comparaisons, ces structurations qui mènent à la pleine connaissance.
Le maître décida qu’on traduirait le livre VI de l’Enéide en entier. Les camarades latinistes, qui avaient planché bien des fois sur des extraits de Virgile et avaient de la politique de la République et du début de l’Empire une idée au moins vague, hochaient la tête aux références lancées par le maître. Moi je clignais des yeux et me faisais petite sur ma chaise. Sans culture latine, je m’agrippais à la grammaire et voyais émerger une histoire qui, pleine de références mythologiques qui m’étaient familières, n’en demeurait pas moins étrangère, exotique, loin d’Homère dont elle s’inspirait pourtant. La Sibylle, prêtresse d’Apollon, le lac Averne où s’ouvre la bouche des Enfers, les funérailles de Misène, la grotte, le rameau d’or luisant dans les ténèbres de la forêt – je percevais les échos dans la poitrine des camarades latinistes devenue caverne mystérieuse où brillait, comme les doublons débordant d’un coffre à trésor, la tranche dorée de livres inconnus de moi, et puis de plus distants échos dans la littérature, et mesurais que je ne savais rien. Je me demande s’ils existent encore, ces maîtres qui s’attendent à ce que leurs élèves soient savants, ou plutôt, pour qui c’est une manière de politesse que, dans le doute, de les croire cultivés. Maintenant que j’enseigne aussi l’Enéide à des élèves anglais (en anglais), j’essaie de me garder de ce genre de politesse trop risquée de nos jours.
On arriva au vers 270, et le maître s’arrêta. Et de tout ce que nous traduisîmes cette année-là de l’Enéide, c’est ce vers, ce vers seul, qui est resté avec moi, dans l’ombre de mon coeur.
Ibant obscuri sola sub nocte per umbram.
Pot-pourri de traductions accessibles en ligne:
” Ils marchaient, seuls dans la nuit, à travers les ténèbres ” (Anne-Marie Boxus et Jacques Poucet 1998-2009)
” Ils allaient, ombres obscures dans la solitude de la nuit ” (Charles Nisard, 1868)
” Tous les deux, s’avançant (dans ces tristes royaumes
Habités par le vide, et peuplés de fantômes),
Marchaient à la lueur du crépuscule obscur” (Abbé Delille 1834)
Fallait-il que l’hypallage se perde? Le maître avait tenu à nous faire savourer ce double glissement de sens, ce décalage fécond, qui donne à ce vers son inoubliable vibration d’obsidienne. Car ce n’est pas Enée et la Sibylle qui sont solitaires, ni la nuit qui est obscure, mais l’inverse.
Ibant obscuri sola sub nocte per umbram.
“Ils allaient obscurs sous la nuit solitaire
à travers l’ombre”
Ibant obscuri – et voici que s’ouvre comme une plaie la béance obscure du coeur d’Enée, tandis qu’il pénètre par la grotte de la Sibylle dans le Royaume d’où nul ne ressort – ce coeur où fument encore les ruines de Troie, sa patrie pulvérisée et perdue à jamais ; et le bûcher où la reine qui l’aimait se perça de l’épée qui lui avait appartenu, projetant avec son sang, à travers les siècles, une malédiction qui livrerait Rome aux guerres puniques ; et l’adieu de Créuse, sa douce femme, qui disparut pour qu’il puisse obéir au destin ; et celui de son père bien-aimé, Anchise, dont le voyage prit fin en Sicile – tant de choses perdues, tant d’amis disparus, au nom d’un avenir obscur, que les présages présentent et représentent à son esprit sans qu’il parvienne vraiment à les comprendre – Rome, Rome est encore loin, au-delà des limites de sa vie et de celle de nombre de ses descendants.
Enée, obscur, aveugle et tâtonnant, caisse de résonance pour la voix tempétueuse des dieux, comme la Sibylle, sa compagne et son guide, livrée à la brutale possession de la Prophétie.
sola sub nocte – la nuit est solitaire, et ils marchent dessous, comme sous un linceul susurrant, mais vivants, seuls vivants parmi le peuple des ombres (Virgile note, détail exquis, comme le corps massif d’Enée enfonce la barque de Charon dans les eaux noires de l’Achéron). Vivants? Il me semble qu’en fait, Enée doute de pouvoir continuer, puisqu’il lui est refusé, au nom du futur, de vivre le présent. Privé par les dieux de sa terre natale et d’une cité que sa splendeur trompeuse faisait paraître indestructible, voué par les dieux à un lointain et inconcevable avenir, ne se retrouve-t-il pas réduit à l’état d’ombre, évoluant dans un théâtre d’ombres? Quant au mot “solitaire”, sola, c’est au soleil qu’il m’a toujours fait penser, sol, et peut-être Nerval l’entendit-il aussi en se souvenant de Virgile dans son poème blasonné du “soleil noir de la mélancolie”.
per umbram – il m’a toujours paru que cette fin de vers venait à la manière d’un rejet, qu’un silence devait se loger juste avant le “per”, l’espace d’une inspiration. De fait, nous ne savions pas comment traduire ces deux mots, cette chute infiniment subtile et féminine du vers, ce bourdonnement souterrain de labiales sourdes et sonores, cette ombre faite langage, ce chant des ténèbres. “Dans les ombres”, “à travers les ombres”, “à travers l’ombre”, “par les ombres”… par l’ombre. Ombre unique, ombre mère, dont les ombres du monde des vivants ne sont que l’effilochement de la robe, ombre infinie, ombre éternelle, au fond de laquelle Enée retrouvera un autre soleil et d’autres astres, et la voix de son père qui, lui ouvrant la porte de l’avenir, lui rendra espoir.
Pour l’Agenda Ironique de Novembre, sur le thème de l’ombre, chez l’ami Carnets Paresseux.

Pfff, qui va vous arriver à la cheville maintenant au jeu soyeux de Carnets paresseux ? Votre amie Joséphine peut-être … Il a bien de la chance ce dodo si actuel 😀
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Merci Lyssamara de votre gentil commentaire ! Je suis bien sûre qu’il y aura beaucoup de gens inspirés par ce beau thème. – il est fort ce Carnets! De fait, je participerais bien à d’autres agendas aussi, mais je continue de galérer au boulot.
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Un billet sur le latin compréhensible pour les non-latinistes, c’est la magie du talent.
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Merci beaucoup John, c’est très gentil!
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Que de souvenirs ravivés ! Et je n’ai pas pu m’empêcher de retourner faire un petit tour dans ma forêt obscure de Dante …
Merci pour ce bon moment.
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Merci, André, de votre lecture ! Je suis heureuse si cela vous a aussi rappelé les classes de latin, et vous a fait reprendre le chemin ombreux avec Dante. 🙂
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Comme j’aimerais t’avoir comme professeur, et que tu me guides dans les subtilités latines de l’Enéide. A 85 ans, mon père en récite encore des pages entières par cœur, il faut croire que l’imprégnation par la répétition dont tu parles a ses vertus 😉 Sans parler latin, j’en entends la musique, et j’aime l’écouter réciter. Ton billet, lu ce matin, m’est allé droit au soleil du cœur, ta plume a immanquablement cette vertu ❤
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Comme c’est merveilleux quand la poésie demeure ainsi vivante dans la voix des pères ! Je ne sais aucun passage par coeur, et je soupçonne que ton père serait bien plus que moi à même de te faire goûter la beauté de Virgile. Mes élèves étudient l’Enéide en anglais (c’est une façon d’ouvrir le cours à toute personne intéressée, sans barrière linguistique). Ce n’est pas la plus facile des épopées pour les jeunes d’aujourd’hui, mais je persiste à croire que si on aime sincèrement une oeuvre, on peut espérer en faire voir, au moins un peu, la beauté. Je fais étudier l’Odyssée aussi, et je découvre avec stupéfaction que l’Enéide me touche aujourd’hui plus que cette Odyssée de l’enfance, si vivante et familière. Je crois que c’est la tristesse de Virgile qui résonne en moi.
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Cette tristesse, c’est notre patrimoine humain commun ;-). Il y a quelques jours, je regardais sur Netflix une série “The good Place” (super série métaphorique et philosophique sur le Paradis et l’enfer) , et au moment d’expliquer à un des personnages – un démon virtuel – ce qu’était la mort et ce que ça faisait aux humains, l’héroïne a eu ce commentaire si simple, mais que j’ai trouvé très à propos : ” C’est pour ça que nous les humains, sommes tous un peu tristes.” Ditto. Le vers que tu as choisi résonne pour moi en ce sens. Mais tu parviens malgré tout à faire éloge de l’ombre, et ce noir est profond.
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Ca alors, une de mes élèves m’a parlé il y a quelques années de cette série, comme nous étudiions Huis Clos! Je n’ai malheureusement pas Netflix, mais j’essaierai de trouver un moyen de la visionner. La tristesse, c’est vrai, a toujours à voir avec le temps, n’est-ce pas. Merci de partager cette réflexion avec moi!
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La tristesse a toujours à voir avec le temps…
Tu me plonges dans un abîme de perplexité. La plupart du temps, sans doute. Mais ne peut-on être triste d’un maheur à venir? À moins que l’on ne se place dans le futur. Dans ce cadre, le présent actuel deviendra notre passé.
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Bien sûr, tu as raison, on peut être triste à l’avance d’un malheur à venir, et peut-être cela a-t-il encore à voir avec le temps, on est triste d’un temps qu’on ne pourra pas vivre si tel ou telle chose se produit – mais ici le mot temps est utilisé pour tout ce qu’il pourrait contenir. Il me semble que la tristesse envisage souvent les choses avec un regard rétrospectif, teinté de regret.
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j’admire en silence, et je reviens plus tard dire tout le bien et le beau que je ressent 🙂
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❤
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Je me suis régalée à la lecture de votre texte et ravie d’avoir découvert votre blog.
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Merci beaucoup Mijoroy ! 🙂
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Pour un texte sur l’ombre, voilà un billet très éclairant. Merci pour cela, Frog.
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Merci de votre lecture, Tiniak !
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Je me suis revue dans la classe de Latin au lycée. Plus tard, j’ai suivi un cours de philologie à l’université. Entre l’allemand (comme toi) et le latin, le terrain était déjà défriché. Je n’ai jamais regretté.
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Voilà que je retrouve mon latin oublié depuis tellement longtemps qu’il n’était plus que l’ombre de lui-même…
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Merci beaucoup de ta lecture Photonanie! 🙂
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