Voilà un certain nombre d’heures que je passe à tenter d’écrire un poème sur un arbre qui se trouve dans le champ près de chez moi. Pour l’instant, ça a donné quatre strophes de cinq vers qui ne sont pas vraiment des quintils, avec un schéma de rimes un peu tordu (abbac deedc etc). Et franchement, le tout n’a pas grand chose à voir avec un poème. Pendant que je m’échine et que j’écorche à la fois la poésie et mon inspiration première, je me demande pourquoi je m’acharne à tenter de composer cette chose au lieu de dire ce que j’ai à dire normalement, je veux dire, en prose.

C’est la première fois que je trouve si difficile d’écrire quelque chose. Cela fait à peine deux mois que je tente d’écrire des poèmes qui, comme vous le savez si vous suivez ce blog, sont sans grande ambition (mais me plaisent assez pour que je les publie ici), et me voici en face de la difficulté.

Je connais l’arbre, il a largement de quoi faire vivre un poème, et entre d’autres mains, il serait une source inépuisable de beauté. C’est un cerisier exotique à l’écorce pourpre et soyeuse, striée de gris, délicate comme un papier du Japon, un arbre gracieux et discret. Au printemps, comme les autres membres de sa famille, il est couronné de fleurs d’un rose pâle qui livrent leurs pétales à la brise. En été, il semble absorbé dans la masse des arbres plus imposants qui délimitent le champ, qui font trois ou quatre fois sa taille et sa circonférence. Mais l’automne révèle sa particularité : de ses branches pendent des rubans colorés qui scintillent dès qu’un rayon perce. Immanquablement, il attire les promeneurs qui viennent observer ce curieux assemblage, et participent sans s’en douter au pèlerinage de la mémoire. C’est en souvenir d’une jeune fille de 19 ans, morte il y a vingt ans, que l’arbre fut planté.

A vrai dire, l’échec de ma tentative est une chance. Je me rends compte de choses évidentes auxquelles je n’avais pas pensé. J’ai étudié des poèmes autrefois, à l’école, en khâgne, pour l’agrégation, mais je passais la grande majorité de mon temps à traduire du grec ou du latin. Je n’ai lu aucun livre de critique poétique (et si je l’ai fait, ma mémoire n’en garde aucune trace). J’ai lu des poèmes, certes. Maintenant que j’essaie d’en écrire, je comprends avec mon corps, en quelque sorte, que la poésie n’est pas vraiment une cousine plus jolie ou plus apprêtée de la prose. Vous riez, c’est une évidence, mais si je le savais, je ne le savais pas comme je le sais maintenant. Il existe bien sûr d’innombrables et admirables poèmes narratifs, à moins qu’il ne s’agisse de narrations poétiques, et je ne dis pas qu’un poème doit être une suite de fulgurances inaccessibles au commun des mortels, ou ne doit rien raconter, mais que ce qu’il raconte doit ne pouvoir être dit que par la poésie.

Et je voudrais écrire des poèmes, parce que c’est ce que je désire le plus, mais je n’ai pas le regard, je n’ai pas la pénétration nécessaire. Je ne sais pas convertir en langage ce qui me traverse, ce qui me soulève, ce qui m’exalte et me resserre, ce qui me parle. Ca m’embête, parce que la plupart des signes que je reçois du monde me sont transmis dans un langage qui est de l’ordre de la poésie, ou plutôt, qui demande à être dit par la poésie. J’ai souvent pensé que j’aurais voulu être peintre, mais s’il y a quelque chose que je ne sais pas faire, c’est bien dessiner. J’ai appris à jouer d’un instrument, mais là encore, je n’ai pas de talent, et pas assez de désir pour persévérer. Je crois qu’écrire est encore ce que je peux tenter de faire de mieux.

Ne vous réjouissez donc pas trop vite, je ne fais pas ici mon adieu à l’écriture poétique. Je vais continuer ma bagarre avec mes limites, avec mon regard de myope, avec ma surdité, et avec la langue. Si vous écrivez vous-même, ou tout simplement avez une opinion sur ce sujet, peut-être pourriez-vous éclairer ma lanterne : quelle est votre idée de la poésie ? J’ai dit ailleurs que pour moi, elle était jeu et gratuité, mais ce n’est pas vrai, j’ai toujours pensé que la poésie n’est pas arbitraire, ne dépend pas de ce que nous disons d’elle, n’est pas une invention pure, mais qu’elle se reconnaît quand on la rencontre (tout comme elle se signale par son absence lorsqu’un “poème” est manqué) et qu’elle est révélation.

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© Mike Quinn 2009

27 thoughts on “Sur la poésie et le cerisier de Claire

  1. Edgar Degas, qui rêvait d’écrire des poèmes, se confie à Mallarmé:
    « J’ai des idées, mais je n’y arrive pas! »
    Mallarmé: « C’est normal, mon ami, on ne fait pas un poème avec des idées, mais avec des mots! »
    Bises
    Pierre

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    1. Oui, je suis bien d’accord (mais on fait aussi beaucoup d’autres choses avec des mots…), et je ne parle pas d’un manque d’idées, mais de la capacité de voir et de transcrire ce qui se présente. Des déclencheurs de poèmes, j’en ai plein la tête, mais la capacité de voir pourquoi ils veulent être transcrits en poèmes, et celle d’accomplir cette transcription, ne sont pas toujours à ma portée !

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      1. Tu parles de ton absence de lectures critiques sur la poésie… A mon avis, ce n’est pas un mal, même si ce n’est pas non plus un mal d’en avoir lu ou d’en lire. Je pense juste que ce n’est pas essentiel.

        Je pense que beaucoup de choses se passent en dehors de mots. Un poème, c’est juste “juste”. Comme une note de musique. Après, on n’est pas obligé d’aimer tous la même musique.
        Je ne sais pas ce qui déclenche un poème. Pour moi, ça peut être n’importe quoi. Il faut juste être dans un état d’esprit où on est prêt à recevoir quelque chose. Cela ne nécessite pas d’y penser, je crois. Plutôt d’être disponible.
        Il m’est arrivé si souvent d’être en larmes devant un poème (Cadou, Apollinaire, eux deux surtout), de le redire à voix haute, et parfois de ne plus pouvoir le faire parce que je pleurais. Ce n’est pas un état tenable à longueur de journées, hein…

        En découvrant la méditation, je découvre qu’il est encore plus difficile de ne pas parler que de parler, et ma recherche prends une autre dimension.

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  2. Je suis bien d’accord avec l’idée de la “justesse” d’un poème. C’est ce que je voulais dire en écrivant que la poésie se reconnaît. Et on n’est pas obligé d’aimer tous la même musique, mais on a souvent chacun une idée assez précise de ce qu’est la mauvaise musique, sans qu’il importe d’avoir tort ou raison.

    A vrai dire, mon problème n’est pas le déclenchement du poème, c’est la suite. Je suis très disponible, et je n’ai aucun doute quand il m’arrive de recevoir qqc, mais pour le déchiffrage et la transcription, c’est une autre affaire… Les gens disent parfois que la poésie est une question de regard, d’écoute, de disponibilité. Je crois que cela est nécessaire, mais pas suffisant. J’ai dit dans mon post que je n’avais pas le regard, mais ce que je voulais dire, c’est que je n’ai pas le “cerveau”. J’ai le corps, le regard, le coeur, la peau, le sentiment, la sensation, la conscience, mais l’opération “intellectuelle” (si l’on peut dire) n’est pas toujours / souvent à ma portée.

    Je crois que la question que je voudrais poser aux poètes serait un mélange de : pourquoi écris-tu des poèmes ? Comment le fais-tu ? Quelle valeur / quel sens a la poésie pour toi ? A quels signes reconnais-tu la poésie quand tu la rencontres ?

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  3. “Ô Poésie, écarte-toi de ton miroir ! Je parle pour des jeunes gens et pour des hommes de tous âges. Je parle de ce qui m’arrive. Je parle d’un monde absous par sa colère. Et peut-être entendrez-vous cette voix volontairement monocorde, désarçonnée à bas du cheval dans l’allée, derrière cette grille à triple verrou, derrière cette âme, cette voix, ô jeunes gens et vous hommes de tous âges, peut-être entendrez-vous cette voix qui frappe, qui veut entrer, qui frappe, ô jeunes gens, qui frappe comme vous à la porte de son destin et qui chante sous les balles”.

    René Guy Cadou.

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  4. Née de rien, la silencieuse, elle attend
    que je lui trouve un nom pour la connaître et pressentir,
    quand elle vient, son approche sur l’aire. Aussi

    je la nommerai sage et je dirai que son visage
    est nocturne et qu’elle attend depuis toujours
    cette beauté qui est l’autre nom du visible, de nuit

    plus que de jour encore. Ô toi féconde seulement
    pour qui t’accueille et veille là où tu vas naître,
    belle imprévue sous le grand voile du sommeil.

    Jean-Yves Masson

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  5. Les élèves ont parfois des fulgurances.

    Un élève m’a écrit l’an dernier : “Au printemps, je marchai devant le monde”.

    Un élève en extrême difficulté.

    Il ne pouvait pas connaître ces vers de poésie amérindienne que je viens de découvrir ;

    “La beauté devant moi fasse que je marche
    la beauté derrière moi fasse que je marche
    La beauté au-dessus de moi fasse que je marche
    La beauté en-dessous de moi fasse que je marche
    La beauté tout autour de moi fasse que je marche”.

    Un autre de mes élèves a dit cette année, alors que je demandais ce qu’ils avaient retenu de notre séance d’écriture de haiku : “J’en retiens que tout le monde peut écrire de la poésie”.

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  6. Tout cela ne répond pas vraiment à tes questions. (Ou peut-être un peu quand même?)
    Parmi le trop plein de choses que tout cela m’évoque, j’ai juste envie de dire:
    – pourquoi j’écris des poèmes : par amour.
    – comment je le fais : en laissant venir, en comblant les trous et en élaguant. En posant la question ; est-ce nécessaire. En pleurant (le plus souvent).
    -quelle valeur a la poésie? comme tous les arts, elle fait de nous des êtres humains.
    Tu es bien avancée, hein?

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    1. Haha, ma chère, oui, je suis avancée ! D’abord, le poème de Masson me parle, et répond à ma question, merci beaucoup ! Et tes réponses aussi sont éclairantes. Je te pose ces questions et je ne saurais comment y répondre. Si je savais comment convertir en mots la réponse qui habite mon corps, je ne t’ennuierais pas avec tout ça. 🙂

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  7. Je pense que la poésie est d’abord une sensation physique, aussi bien quand on la lit que quand on l’écrit, l’inspiration est une sorte de vision ou de “frisson” – ou les deux à la fois !
    Je crois aussi qu’il ne faut pas se leurrer : écrire des poèmes “réussis” demande beaucoup de travail. Sur dix poèmes écrits il n’y en aura peut-être qu’un seul qui vaudra la peine d’être lu. Et les premiers poèmes qu’on écrits sont souvent assez mauvais ! Il faut une pratique, un entrainement. Apprendre à creuser en soi-même pour en faire sortir un mot, deux mots, un vers. Commencer par la poésie rimée n’est pas forcément une bonne idée : la contrainte peut “tuer” l’inspiration, l’étouffer !

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  8. Je lis ce post que je ne connaissais grâce à WP qui m’y envoie, je lis tout, et je découvre ensuite l’échange avec Chloé et le poème de Masson. Et puis je pense aux poèmes que tu écris maintenant, à celui de ce matin. J’ai le sentiment de voir l’empreinte de tes pas et la mer qui se profile, devant 😉

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    1. Mon Dieu, c’était il y a quatre ans déjà ! J’avais fini par écrire un poème intitulé Sakura sur cet arbre… Rimé, corseté, tout. (Je n’ai rien contre les poèmes rimés, j’aime les pratiquer) 🙂
      Ce que tu écris est très beau. Chloé aime beaucoup Masson. En ce moment, entre Pessoa et Réda, j’ai l’impression de m’accrocher à la page avec les dents pour ne pas succomber à ce délabrement qui me prend devant la pointe de l’émotion. 🙂

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      1. Sakura est-il sur ton blog?
        Je ne connais pas Pessoa, mais pour Réda, je partage l’intensité de ton émotion. Il est de ces poètes qui défont les barrières qui nous tiennent debout. Reverdy, Eluard, Apollinaire me bouleversent aussi au point d’altérer la lecture que j’en peux faire.

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        1. Oui, c’est le post suivant (ne mérite pas nécessairement le détour). Reverdy, oui ! J’ai malheureusement trop peu lu d’Apollinaire. Quant à Eluard, c’est étrange, mais je n’accroche pas toujours, alors que tout le monde semble adorer ses poèmes…

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          1. Je vais te concocter de minis anthologies de mes
            poèmes d’Eluard et d’Apollinaire qui me bouleversent. Peut-être certains te parleront-ils.
            Les textes les plus beaux d’Eluard ne sont pas ses plus connus. Pour moi, et c’est peut-être ce qui détermine ma façon de l’aimer, il incarne le premier poète que j’ai vraiment aimé, enfant, dont j’ai eu un recueil sur ma table de nuit ( recueil que ma mère m’avait donné alors qu’elle l’aimait et qu’elle l’avait acheté dans sa jeunesse; divin cadeau). Eluard, c’est mon poète familier.
            Bref, je raconte encore ma vie.

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            1. Oui, je me souviens d’avoir lu certains de tes commentaires sur la présence d’Eluard dans ton enfance. Je lirai tes mini anthologies avec grand plaisir ! Merci ! 🙂

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              1. Sûrement.
                Le Clezio ou le désir de fusion avec le monde?
                Ou quelque chose comme ça?
                Je l’ai beaucoup aimé aussi, mais je n’y ai peut être pas vu les mêmes mots-miroirs que toi. Je te reconnais ( Ou plutôt je crois te reconnaître) en pensant à Le Clezio 😉

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                1. Le désir de fusion, non, mais une commune façon de percevoir, que je n’avais jamais rencontrée ailleurs (j’étais jeune). La Méditerranée, aussi et toujours.

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                  1. Oui, bien sûr, la Méditerranée. Dans la nouvelle que j’essaye d’écrire pour répondre à un sujet imposant une première phrase avec le nom d’Anna (ce n’est pas Hana, mais par association d’idées…), il y a une jeune fille vivant quelque part dans une ville aux maisons de brique rouge, sous la pluie, qui rêve de la Méditerranée. Et il y a une Marie aussi dans l’histoire. Je me suis rendue compte après le premier jet de la provenance de ces idées 😉 . Quand elles sera finie, je te la montrerai, si tu veux?

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  9. Tombant sur cet article, associé à celui d’aujourd’hui, et aux échanges qui le suivent, j’y retrouve mes tâtonnements même si je ne suis jamais passée par la forme fixe ou rimée, à peine par le vers. Je crois qu’il y a deux tendances en poésie, ceux qui y voient un jeu ou un métier de mots, le langage comme un système clos, sur lequel on peut établir des variations comme sur une gamme ou une palette, et ceux qui la vivent comme une manière d’être, voire un bouleversement de l’être, le langage comme l’ultime vibration du réel, celle qui nous atteint. Pessoa le dit joliment : “être poète n’est pas une ambition que j’ai, c’est ma manière à moi d’être seul.”

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    1. Voilà que ce vieux post reprend vie avec toi ! J’aime bien cette phrase de Pessoa. Envie de dire, un peu par boutade, que c’est ma manière de trouver au fond de la solitude que je ne suis pas seule. Je crois qu’en effet on peut distinguer ces deux tendances mais que même dans le jeu de langage, le poème sonne juste quand il touche à quelque chose de réel, dans le rythme ou l’émotion.

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      1. Oui, mais je crois que la solitude était bénéfique pour Pessoa. Comme des retrouvailles. J’ai du moins entendu la phrase comme ça.
        Pour les deux tendances, elles doivent être en chaque poète dans une certaine mesure, mais n’y a-t-il pas des poèmes qui n’appartiennent exclusivement qu’à la première ? Ils ne me touchent pas, mais ils ne sont pas mauvais et je ne les bannirais pas de la poésie.

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        1. Oui, c’est vrai, mais je suis probablement plus bornée et il m’arrive de feuilleter des recueils en me disant : qu’est-ce que c’est que ce truc ? Pas de la poésie en tout cas. 😬
          Plus sérieusement, je pense que tu as raison et que ces poèmes ont notamment pour rôle de faire faire des assouplissements et des acrobaties à la langue, qui a bien le droit de s’amuser. Et à défaut d’être touchée, j’admire la virtuosité du poète !

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          1. Oui, pareil, amusement, admiration dans les cas de virtuosité, et sinon une sorte de malaise comme si ces jeux sacageaient le langage.
            La langue qui a bien le droit de s’amuser, l’idée me plaît, je la vois faire la roue et la grimace.

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