Un matin tu te lèves, l’été n’est plus là.

Le fond de l’air est blanc. Un voile émousse toute pointe de couleur et de son, une astringence travaille l’espace. Bien que loin de toute campagne, tu perçois dans cette infusion de brume l’haleine des vallons où s’embrasent sans chaleur des rousseurs éphémères. Ainsi se réincarne l’automne provençal de tes noces, tes os ébréchés d’un mistral acéré mordant la vigne jusqu’au sang, et contre le ciel plus or que bleu tout le coteau criait au meurtre – beauté d’un Delacroix. Dans ton ventre craque aussitôt, feu immatériel, le puissant désir d’une flambée.
Rien ne trouble ton cœur plus que l’instant où l’année vire, et s’impose le nouvel ordre – tu cilles tandis qu’éclate l’amnésie de ton corps, ainsi fait qu’il lui est impossible de concevoir d’autre saison que celle sous l’emprise de laquelle il se tient. Le vernis se fend de la silhouette, de la personne que tu faisais tienne dans l’aisance de l’été, centre de gravité diffus à la surface de la peau, bregma ouvert au zénith, doigts et langue solaires. La mue est instantanée : des vapeurs exhalées de fond de val en miroir lacustre, tu renais automnal, le sang alenti mais plus riche, forant dans l’humus de ta chair avec le ferme dessein des détritivores sous le couvert des feuilles, tressant un dense mycélium de souvenirs et de songes mêlés. Selon l’heure et l’humeur, le vent attise ou menace le brasier de tes entrailles où fume doucement l’attente d’épices destinées aux banquets de l’hiver. Ta main déjà fouille le fond du placard en quête de la muscade et de la cannelle, remisées derrière les herbes de beau temps. Contre toute tentation de caducité (humeur, dents, immunité, délabrements intestinaux), s’en remettre à la toute-puissance du clou de girofle, en crucifier les points cardinaux de la mélancolie. Cannelle, girofle, muscade ; écorce, fleur et fruit : tu te crois protégé par le chiffre divin.
Les yeux de sel de l’été et son grand cri sans ombre, éteints, n’ont jamais existé : depuis toujours le monde chute sourdement du vermeil à l’airain, craquelant comme le bois qui cède à la flamme.
Au bout de ton nez se pose une bulle de froidure qu’au terme inconcevable de l’hiver, si Dieu te prête vie, la lance du printemps…


Pour l’Agenda ironique de septembre(Y a-t-il quelque autre incapable de répondre correctement à sa propre consigne ?)

Un intéressant article (en anglais) sur le nom scientifique du giroflier, Syzygium aromaticum, par lequel cet arbre d’Indonésie aux multiples vertus peut prétendre se loger dans les orbites magiques du mot syzygie.

31 thoughts on “Mue

  1. pffff ! j’en reste épaté, ébahi, et tout le toutim ! C’est splendide. Quoi d’autre ? cette précision qui n’appartient qu’à toi, cette poésie idem…. le sel de l’été, le cri sans ombre, le banquet de l’hiver, l’envie de flambée… tout ça (non, je ne vais pas tout recopier !).

    et maintenant il faut que je trouve quelque chose à faire avec ma boite d’épices…

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    1. Merci Carnets ! Je suis contente que ce texte te plaise ! Après la passionnante série de Martine, je ne savais plus que faire de mes flacons. J’attends avec impatience le parfum de tes épices.

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  2. C’est très beau! Précisément, tout change lentement et pourtant d’un coup! Du feu du ciel au feu de l’âtre, seul transite celui des arbres, et nos cœurs s’y accordent, goutte au nez, regard au vent…
    Poésie précise et douce qu’est la tienne…

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  3. Bon, je recommence mais ça sera moins bien que ce je disais avant.

    Alors, selon l’ordonnancier de septembre, signé du docteur F., on y prescrivait saveur, odeur, et goût. On a ici bien plus que ça : un rythme, l’équilibre d’un balancier, la fragrance, un parfum de luxe, bref, un talent inouï qu’on envierait presque mais sans l’envie, juste le respect ! Moi, perso, devant un texte pareil, je me prosterne, si, si…

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  4. La poésie brûle, mord, casse, et pourtant tout est parfum d’automne dans le ralentissement des saisons. Le contraste est finement ciselé. C’est du grand Frog ou je ne m’y connais pas !
    Superbe, et les commentaires sont amplement mérités, quoique tu en dises.

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  5. Très beau texte qui fait la part belle à la lenteur des choses, à ce moment où vient la transition saisonnière, une pause. Ton écriture rend hommage à la beauté de l’instant suspendu… enfin c’est ainsi que je le perçois. J’ai beaucoup aimé !

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