Je n’ai pas vraiment d’identité à décliner. La marque de fabrique, l’année de production, toutes ces vétilles d’état civil ont été emportées par les frottements et la sueur des années. Mon manche écaillé qui fut vert et la vis tachée de rouille qui cheville la croix déguisée de mon corps feraient mauvais effet sur le banc à outils d’un jardinier plus soigneux. Mais la main qui me manie n’en a cure : je n’ai rien perdu de mon mordant, voilà tout ce qui compte.

Manche et lames ensemble, je mesure moins de vingt centimètres : de quoi me loger confortablement dans la main à laquelle je suis fait. A mon sourire en miroir on trouve, selon l’angle, un air de bec de perroquet ou de corps de poulpe aux tentacules repliées. J’habite sur une étagère rouillée, dans la cabane aux araignées qui ne tient debout que par un de ces miracles réservés aux choses les plus humbles. A côté de moi, compagnon d’oxydation, patiente un cousin plus jeune, manche noir, quelques centimètres de plus, qui n’a pas souvent l’heur d’être de sortie. Solidarité familiale oblige, il m’arrive de me cacher sous un buisson ou un sac de terreau dans l’espoir que mon absence lui donnera une occasion de se rendre utile (s’il a de la chance, ce sera un jour où la main n’aura pas fait l’effort de se ganter et l’embrassera de la paume et des doigts…). Hélas ! A la première pression sur le manche, bruit suspect d’écorce distendue et de bois vert supplicié – la main se raidit. Un silence éclair puis un tonnerre de jurons s’abattent dans le jardin. Le merle effronté lui-même s’éloigne à tire-d’ailes, indigné. Une malédiction sur plusieurs générations est instamment promise aux concepteurs de mon pauvre cousin, dont les lames en enclume ont le malheur d’écraser et de broyer les délicates fibres ligneuses.

Mon salut est d’avoir été équipé de lames dites franches, ou en ciseaux : je tranche net et sans déchiqueter. On m’aiguise de temps en temps, dans l’urgence et maladroitement, espérant faire acquérir au fil de mes lames une finesse qui rendrait la coupe idéale et la blessure irréelle. C’est qu’avec moi, la main s’imagine investie du pouvoir de faire œuvre de chirurgie, d’architecture et de sculpture parmi les arbrisseaux et les buissons. Je ris sous cape (ou plutôt sous ma garde). Bien qu’elle croie poursuivre les linéaments du symbole et aspirer à l’abstraction, je la sais en réalité mue par un désir bien plus charnel, maternel, contradictoire, de tour à tour soigner et domestiquer, servir et dominer. Les jours de paix, nous ne faisons que retirer les branches mortes et malades, celles dont le tracé contrevient à une croissance harmonieuse, et rendre aux lignes maîtresses leur force. C’est du menu ménage, de l’artisanat, humble et patient. Si art il y a, c’est un art de l’observation. La source vive jaillit de l’accord du climat, de l’espèce et de la terre : voilà d’où vient la beauté, dont nous ne sommes qu’indignes serviteurs. Notre danse est lente : régulièrement, la main me pose sur l’herbe où je me lave à quelque rayon pendant qu’elle considère le geste suivant, soupèse sa nécessité, hésite sur son orientation. Il y a des bois qu’elle ne me laisse toucher qu’avec révérence : érables du Japon, hêtre pourpre, glycine de Susanne, céanothe où sous le crépitement des abeilles s’émiette le bleu du ciel. A d’autres suffit l’honneur de la précision : cornouiller, chèvrefeuille, redoutable buisson ardent. Et puis il y a les jours de guerre, où l’émancipation du rosier grimpant, du cotonéaster et du lierre est perçue comme une provocation, et alors… Gare aux dégâts. Le lierre, surtout, vole pèle-mêle dans une furie d’arrachage ; elle l’attaque de tout ce qu’elle trouve, même avec le cousin aux lames d’enclume, enragée de se savoir éternellement vaincue.

Dans la section minutieuse comme dans la taille effrénée, je suis source de plaisir. A travers mon attouchement des plantes, c’est une forme d’amour que la main peut exprimer. Le geste qu’ensemble nous accomplissons, étrangement, nous apparente de loin aux puissances élémentaires du vent et du soleil qui informent la vie. C’est une ivresse qui finit par vous tarauder. Aussi ne suis-je pas le seul hôte de la cabane aux araignées à qui la main aime faire prendre l’air. Quand elle a des projets plus ambitieux, ou que le plaisir de la minutie finit par l’agacer d’un désir plus avide, elle m’oublie dans le coin d’un parterre et file chercher la fourche. Voilà bien une autre cadence ! Je les ai vues batailler contre un buisson ancien qui résistait de toutes ses racines, possible réincarnation de la vieille Renaude de Monsieur Seguin (oui celle-là qui la première tint bon contre le loup jusqu’à l’aurore). Rage, furie, corrida ! A ce jeu tous les coups sont permis, et le buisson ne fut pas de reste. La victoire resta longtemps indécise entre l’alliance terre-racines et la coalition mains-fourche. Le buisson finit par céder : inclinaison, hésitation, basculement. Ce fut alors une Déposition, tendre et solennelle.

Ce jour-là, mon cousin connut son heure de gloire : dans le bois promis à la mort, ses lames broyeuses furent les bienvenues. Le tas de branches qu’il fit grandir sur l’herbe avait un air de bûcher prometteur d’immortalité. Las, personne n’eut l’instinct d’y mettre le feu. Qu’importe ! Les cloportes viendraient le consacrer, eux dont l’éternité ne fait aucun doute.


Contribution sans alexandrins à l’Agenda ironique de Juin organisé ici par Les Narines des Crayons. Cette fois encore l’ironie ne s’est pas laissé attraper, veuillez me pardonner. Quant aux alexandrins, j’ai épuisé ma réserve hier. Mais le sujet préparé par Clémentine était trop tentant pour que j’y renonce !

43 thoughts on “Parole de sécateur

  1. Excellente tranche (!) de vie, et certainement (peut-être) plus chargé d’ironie qu’il n’y parait, envers les sectateurs du sécateur. Et aussi envers le lecteur qui cherche l’alexandrin (et croit parfois en dégotter un) avant d’apprendre que non, il ne doit pas en trouver. Mais… c’est donc Renaude, la chèvre de m’sieu Seguin ? ça fait des années que je l’appelle Blanchette.

    Liked by 2 people

    1. Merci Carnets ! L’alexandrin vient souvent sans être sollicité, ça doit être ça… 😉
      La chèvre de Monsieur Seguin s’appelle Blanquette. Mais avant elle il avait eu la vieille Renaude, “méchante comme un bouc”, qui avait affronté le loup toute la nuit. C’est pour suivre son exemple que Blanquette décide de vendre chèrement sa vie. 🙂

      Liked by 1 person

  2. Décidément, chacun choisit l’objet qui lui ressemble ! (Facile pour moi, puisque miroir…) Le sécateur a ta délicatesse, ta précision, ta tendresse qui ne recule pas devant la cruauté de la réalité. Dans ton jardin on doit respirer le même air que dans tes poèmes ciselées. 😉
    “Bien qu’elle croie poursuivre les linéaments du symbole et aspirer à l’abstraction, je la sais en réalité mue par un désir bien plus charnel, maternel, contradictoire, de tour à tour soigner et domestiquer, servir et dominer.” Très très beau.

    Liked by 1 person

    1. Merci Joséphine ! 😊
      Le miroir te ressemble bien par sa profondeur et son irréductible complexité, sous la perfection de son simple rectangle d’argent.

      Liked by 1 person

    1. C’est en me relisant que je vois que vous avez raison. Ce sécateur a un sourire en coin. Il y aurait bien des comédies à écrire en observant les jardins des uns et des autres. 😉 Le mien, évidemment, est d’un sérieux papal. 😁

      Liked by 1 person

  3. Un sécateur…évidemment! Et je vois très bien le cousin mal aimé, un peu rageur! Chez nous aussi, et dans chaque maison je crois, il a ces deux cousins rivaux… Le lierre qui vole, à tout prix!! Et le buisson vaincu à coup de mains et de fourche! Vraiment, c’est beau, vrai, et drôle: c’est toi!

    Liked by 1 person

      1. Tout le monde sait que les sécateurs ont l’art de vous couper l’herbe sous le pied!
        Blague à part, on sent bien que le texte n’a pas vocation comique mais il y a une petite dimension héroï-comique quand même qui est tout à fait délicieuse et n’ôte rien à la beauté de ton texte. Merci d’avoir participé, vous vous êtes appliqués à rendre le sujet fertile en beautés et c’est un doux plaisir pour la donneuse de consigne 😄( j’aimerais avoir toujours le même bonheur en ouvrant les paquets de rédactions … )

        Liked by 2 people

  4. Formidable ton texte! Le nombre de sécateurs que j’ai moi aussi perdus dans les buissons ou malencontreusement ramassés dans la brassée de déchets verts… Paix à l’âme de tous ces portés disparus sur le champ de bataille. Et j’ai bien reconnu ton combat contre la Spirée du Japon chère à ton mari.

    Liked by 1 person

    1. Hahaha ! Oui, moment fondateur ! D’autres ont suivi depuis, notamment une énorme Hebe. Sans compter les rhododendrons et rosiers déplacés chez ma soeur. Vive les fourches !

      Like

  5. Je me permets de déplacer (de replacer) ici ton commentaire : “Justement, jouer ne m’est pas naturel. J’apprends, notamment avec l’agenda ironique.” alors je dirais que tu apprends vite ! Avec cette histoire de sécateur, on sent le sourire qui s’épanouit et qui fait craquer les coutures. Hum, quelle image bizarre..:( et fausse, parce que dans tes autres textes, accompagnant le sérieux du ton et du propos, en contrepoint de la musicalité et de la précision des mots choisis, il y a toujours cette pointe d’humour, comme un petit décalage qui se faufile.
    Et là, paresseux, je te retourne la conclusion de ton commentaire chez moi : “Ta pratique m’intéresse justement parce qu’elle est si différente de la mienne, avec un résultat qui enthousiasme. “

    Liked by 1 person

    1. Oui, c’est vrai, quand il s’agit de raconter ma vie, j’ai plus de recul amusé que dans la fiction ou la réflexion (enfin, réflexion est un grand mot). Il y a une liberté dans ton écriture, une légèreté alliée à une grande précision (et cette façon de servir le lexique dans tout son parfum, qui m’enchante), qui fait vraiment du bien, qui redonne courage. L’effort n’est pas visible. On a envie de prendre sa plume et de se lancer à ta suite sur les mers, sans se poser trente-six questions sur le pourquoi du comment, juste pour le bonheur d’une belle histoire.

      Liked by 1 person

      1. “Il y a une liberté dans ton écriture, une légèreté alliée à une grande précision (et cette façon de servir le lexique dans tout son parfum, qui m’enchante), qui fait vraiment du bien, qui redonne courage. L’effort n’est pas visible. On a envie de prendre sa plume et de se lancer à ta suite sur les mers, sans se poser trente-six questions sur le pourquoi du comment, juste pour le bonheur d’une belle histoire.”
        Ta légendaire précision Quyên : EXACTEMENT!

        Liked by 2 people

      2. Je suis en train de lire l’hirondelle (comprend qui peut), et j’admire la précision et la justesse (et la beauté, disons-le) de ton récit (là, je définis récit = l’histoire racontée et la façon de la raconter) tout en me disant que je serais absolument incapable d’en écrire ne serait-ce qu’un paragraphe.
        Et j’en suis ravi (de lire quelque chose d’aussi bien et que je serais incapable de faire), comme je suis ravi que tu trouves dans mes billevesées des motifs d’enthousiasmes.
        Cela dit, tu as (encore) raison sur le “bonheur d’une belle histoire”… je crois que c’est bien ce que me pousse à écrire, égoïstement (égoïste parce que je suis mon premier lecteur, et le seul qui a le droit fabuleux de bidouiller et de déplacer des paragraphes.)

        Liked by 1 person

  6. C’est un joli texte, précis mais pas chirurgical, descriptif mais pas documentaire, enlevé mais pas planant gnangnan. C’est une belle histoire : il rentrait là-bas dans son réduit, elle descendait couper ses fleurs en leur parlant de la pluie et du beau temps. Ils se sont trouvés au bord du chemin, sur l’autoroute des vacances, c’était sans doute leur jour de chance… et le nôtre.

    Liked by 1 person

    1. Merci Anne ! Hehe, jour de chance, qui sait, avant que la nuit ne soit tombée ? En tout cas j’attends avec impatience ton texte (on se tutoie ?) que j’imagine déjà hyper réjouissant et décoiffant ! 😊

      Like

        1. et les mémoires d’une chaussette archisèche* ? qui se morfond de sa jumelle égarée dans le tambour de la machine à laver en panne ? ou derrière l’armoire ? ou en vadrouille dans le tiroir des socquettes ? chiche ?

          *hé, mon correcteur automatique me propose “archiviste”… alors, les mémoires d’une chaussette archiviste ? rechiche ?

          Liked by 4 people

    1. Merci Valentyne ! J’ai aimé votre nichoir chu, “roulotte sans destrier”. Si nous faisions tous preuve de la même philosophie que lui face aux coups de la pesanteur…

      Like

  7. Toujours le plaisir de lire ta belle écriture ciselée, où chaque mot a une place particulière. Sa place. Ton écriture donc, se prête bien au jeu pour laisser s’exprimer l’objet. ça chante, comme le vent dans les arbres 🙂
    Je ne jardine que dans les cas extrêmes, je ne sais pas vraiment y faire mais une chose est sûre la prochaine fois je regarderai mon sécateur d’une tout autre façon 🙂

    Liked by 1 person

    1. Merci Laurence ! Moi, je ne taperai plus le dos de mon stylo laqué de noir sans avoir une pensée pour celui qui dans ton texte parle si bien des désirs et des frustrations de l’écrivain.

      Liked by 1 person

Leave a Reply

Fill in your details below or click an icon to log in:

WordPress.com Logo

You are commenting using your WordPress.com account. Log Out /  Change )

Facebook photo

You are commenting using your Facebook account. Log Out /  Change )

Connecting to %s