Dans ce billet, Joséphine Lanesem évoque le double mouvement du langage, qui sépare du monde et ramène à lui, puis la tension entre joie et inquiétude qui habite l’acte d’écrire. Comme souvent, sa manière de soulever en quelques lignes percutantes une question essentielle (ou plusieurs !) me harponne au milieu de mes tâches et ne me laisse plus le loisir de continuer tranquillement sur ma lancée. Me voilà donc, debout dans ma cuisine ou assise sur le banc du cours de judo où j’attends mon fils au milieu des nounous employées par des mamans qui, elles, ont un boulot, arrachée à la méditation en sourdine par laquelle j’essaie de faire advenir un jardin anglais, objet du roman auquel je travaille, soudain prise d’un irrépressible besoin de me ruer à mon ordinateur et de faire courir mes doigts sur le clavier, alors même qu’aucune idée ne me traverse encore l’esprit.

Entre la “perte du monde” dont les mots seraient le signe, et la “voie des retrouvailles” qu’ils constituent aussi, la balance penche pour moi très décidément du côté de cette dernière. C’est peut-être personnel. Mon autre voie d’accès au monde, la purement sensorielle, laisse à désirer : astigmatisme, myopie et demi-surdité conspirent à m’emprisonner, si bien que malgré les difficultés inhérentes au langage et à sa manipulation, celui-ci m’offre une ouverture ô combien plus vive et limpide, que ne limite aucune défaillance physique. D’ailleurs, s’appesantir sur l’impuissance des mots à faire advenir la chose qu’ils désignent (cette absence en leur cœur), c’est souvent se complaire dans l’absurde nostalgie d’une présence absolue au monde, chimère que je ne peux me représenter que comme une forme d’inconscience animale (pour autant qu’elle existe vraiment) : c’est là qu’est l’absence. Sommes-nous exilés du monde parce que nous le pensons, parce qu’en tentant de l’écrire nous sommes condamnés à en dessiner un autre, irréel ? Je ne le crois pas. Non, les mots n’aggravent en rien la distance qui nous sépare des choses, car nous ne sommes pas des êtres auxquels, par un fâcheux accident de l’évolution, le langage aurait été greffé comme un attribut de hasard qui nous dénaturerait. Il n’y a pas eu perte. Notre nature même est tissée de mots et sans eux nous serions bien plus exilés encore. Aussi, lorsque j’ai entendu dire que le Verbe serait Dieu, n’ai-je pas été abasourdie.

J’ai besoin du mot soleil pour donner sa mesure à l’astre qu’il désigne – non, pour en trouver la mesure. A mes yeux (ceux de l’esprit mais aussi ceux du corps), ce qu’évoque ce mot est d’une force au moins équivalente à ce qui grésille sur ma peau dans les étés du Sud physique. Voilà pour moi le cœur de la puissance méditerranéenne (et ce peut être vrai de tout paysage) : la parfaite adéquation et l’interdépendance de la réalité physique d’une région avec sa profondeur de mots (interminable entrelacement des mythes, des témoignages, des récits).

Ô voyageurs sous la pente du monde en allés
La parole charrie vos errances et vos noms
Comme la mer et les terres vos atomes
Réincarnés

Le langage participe de la synesthésie qui fait jouer l’accord de nos sens, il y a un continuum entre les choses et leurs noms, etc.

Aussi, comme Joséphine, j’éprouve une grande joie à écrire. C’est la joie d’une unité (re)trouvée, comme elle le dit. C’est aussi la joie du regard enfin clair, de l’ouïe enfin fine, de la peau ayant enfin aiguisé sa sensibilité, ou du moins la joie d’une espérance d’y parvenir. Poésie : ce que le langage dit du monde n’est pas arbitraire, au contraire, il peut vous connecter à sa substance. J’en ai conscience, mon point de vue est partial, c’est celui de quelqu’un qui vit dans la croyance en une transcendance, ou plutôt, avec une expérience de la transcendance. Ce qui me paraît intéressant, c’est que beaucoup de non croyants le partagent (comme moi-même autrefois), qui pensent également que la transcendance n’est pas une négation du monde physique mais, au contraire, ce mouvement qui le mène à son accomplissement. L’accomplissement est un horizon et le mouvement perdure. Ainsi jaillit continûment la source de la poésie.

La joie que j’ai à écrire, d’ailleurs, ne saurait être moins intellectuelle ou désincarnée. C’est une joie qui n’est pas pensée, une joie de la chair. C’est mon corps qui écrit, mon corps qui se souvient, mon corps qui s’émerveille, mon corps qui se tend pour écouter, déchiffrer, pour trouver la fréquence. Mes mots sont les mots d’un corps plus que ceux d’un esprit.

Oui, il y a aussi les inquiétudes dont parle si bien Joséphine. Elles sont connexes, comme elle le souligne, “avant et après l’écriture”. Je crois comme elle à leur utilité. Combien de fois arrive-t-il qu’on écrive poussé par un élan ivre, ébloui (et donc aveugle), bringuebalé dans le courant avec un plaisir de tout l’être ? Le lendemain, on regarde le résultat de ce moment de transe. On est perplexe, très. Pour en tirer le trésor donné par la muse, il va falloir le transformer de fond en comble. Heureusement que la voix de l’inquiétude ou du jugement est là, elle aussi.

Joie, mais aussi douleur. Douleur joyeuse, comme celle de l’accouchement. Si je sens intensément, je ne suis pas de ceux à qui les mots viennent très facilement. La forêt des mots est dense, sombre, étouffante. Mais les amis, quelle aventure !

N.B. : Je devrais ré-intituler ce blog “Réaction au blog de Joséphine Lanesem”. 😉

30 thoughts on “Langage, monde, écriture

  1. Comme c’est beau et juste. Je n’ai laissé mon billet que quelques heures. Je trouvais qu’il manquait son sujet et ne transmettait rien de ma vraie joie. Mais voilà que tu dis tout ce que j’ai voulu dire sans y parvenir. C’est plutôt “une réécriture des ratés de Joséphine”. 😉
    Je trouve particulièrement beau le passage sur le paysage et les vers en italique, sont-ils de toi ?

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    1. Merci ! Oui, j’ai vu que ton billet avait été retiré – je l’ai trouvé très intéressant et stimulant ! Peut-être voulais-tu en dire davantage ? Seule, je ne pense jamais à rien, ou presque, mais tu ferais penser et écrire les pierres. 🙂
      Oui les vers sont de moi et merci beaucoup. 🙂

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      1. Je l’ai trouvé creux. Je suis dans une phase de découragement. Je devrais attendre que ça passe, et ne pas écrire entre-temps, au risque d’écrire des bêtises.
        Je voulais dire ce que tu dis. Cet état à la fois de voyance et d’aveuglement. Peut-être une autre fois. Lorsque j’ai cette rage triste en moi, les pensées restent nouées, et plus je veux les dénouer plus elles se nouent, comme un noeud mouillé. 🙂

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  2. Bonjour !
    J’enrage de n’avoir pas le temps d’approfondir les réflexions que tout cela m’inspire… (Copies à corriger).
    Mais pour ma part, je ressens de plus en plus l’inadéquation des mots à l’expérience. La nécessité aussi d’aller là où il n’y a pas de mots. J’ai compris récemment que les mots sont un second corps. Nous habitons comme nous pouvons notre corps et notre langage, et de cette façon d’habiter notre corps et notre langage découle notre façon d’évoluer parmi les choses et les gens. Notre corps se place et bouge devant les choses et les gens. Notre langue aussi. Et je me suis faite cette réflexion que je ne devrais pas blâmer mes élèves de leur peu de vocabulaire, je ne devrais pas m’en scandaliser, m’en désespérer. Ils sont juste comme des êtres à qui certains mouvements du corps ne sont pas accessibles. Il n’y a pas plus de honte à ne pas arriver à poser sa tête sur ses genoux tendus au sol qu’à ne pas connaître le mot “torrent”.
    Je sais, cela n’a pas de rapport direct en apparence avec le sujet de l’écriture.
    Mais je crois que le “continuum” entre les choses et leur nom est une illusion. Une illusion pourvoyeuse de grand bonheur, indéniablement, accessible aux personnes dont l’intelligence verbale est très développée et qui habitent les mots, qui sont conscientes d’avoir incarné ces mots (au sens où elles ont rempli ces mots de chair). Et l’incarnation des mots est absolument nécessaire à notre vie humaine. Quand les mots sont désincarnés, quand on n’est nourri que par une soupe de langage publicitaire et technique, on se dessèche. C’est pourquoi nous vivons dans un monde desséché. Parce que les mots tout seuls ne suffisent pas à nous lier au monde. Ils ne disent que l’apparence du réel, celle sur laquelle nous nous sommes tous mis d’accord pour nous comprendre.
    J’ai oublié quel poète cité par Siméon dit que le plus beau poème du monde ne sera jamais qu’un pâle reflet de ce qu’est la poésie. Parce que (si je comprends bien) la poésie est notre rapport au monde le plus intense, elle est notre présence au monde, et le poème est juste une tentative de l’exprimer.

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    1. Je crois que si l’on se désespère du manque de mots de nos élèves, ce n’est pas parce que ce serait une honte, mais parce qu’on voudrait leur bonheur. On voudrait qu’ils puissent eux aussi incarner leurs mots comme tu le dis, échapper à ce langage vide qui dessèche.
      Au sujet du continuum, personnellement j’y crois, quand bien même le langage ne serait qu’arbitraire dans un monde absurde. Il existe dans le sens où il habite notre conscience. Nous ne pouvons pas plus échapper à ce corps du langage qu’à notre corps matériel. L’un comme l’autre ne fournissent que des approximations, oui, mais définissent notre condition. Le corps du langage est bien plus souple que l’autre, offre bien plus de liberté.
      Dire une experience n’est pas l’experience elle-même et ne l’évoque qu’imparfaitement, mais ne pas la dire, pour moi, c’est simplement la livrer au néant et finalement presque ne pas l’avoir vécue.
      On peut peut peut-être aller où il n’y a a pas de mots, ou moins de mots, mais la danse, la calligraphie, les arts martiaux ne sont que d’autres langages.
      Pourquoi dis tu que nous vivons dans un monde desséché ? La beauté du monde est accessible même si on a peu de mots. Je crois que le percevoir dépend d’une disposition intérieure. Mais je suis complètement d’accord : c’est bien plus difficile si on est nourri seulement de la soupe publicitaire que tu évoques.
      Je t’embrasse et te souhaite bon courage pour les copies. Merci beaucoup d’avoir pris le temps de commenter.

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  3. Voici donc l’écho du billet lu hier 🙂
    impression heureuse d’assister, non à une discussion [où chacun répête et affine ses arguments], mais à une oeuvre commune [où l’idée de l’une est partagée et remise en mots par l’autre] ; impression rare de retrouver un texte disparu à travers une nouvelle lecture.
    Quelles écritures vous deux ! précises et imagées… j’admire autant la forme que les questionnements ; je suis loin de savoir en faire autant. Quant au fond, je sens juste que je ne saurais pas l’exprimer aussi précisement et justement que vous deux [et puis puisque vous l’avez dit, pourquoi le redire moins bien ?]
    Simplement dire que oui, le doute, le plaisir, l’hésitation, la boussole, la perplexité et la joie, il y a tout ça dans l’écriture. Et que l’écriture n’est pas le calque du monde, mais une part du monde et un monde à part entière [en enlevant “entière” dans cette proposition, on aurait un joli slogan, mais peut-être trop joli pour ne pas être un peu frelaté].
    Merci !

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    1. Oh merci ! Je dois filer chercher les enfants mais je veux dire que 1) j’admire moi aussi votre écriture, votre verve, sa vivacité, et que j’aimerais savoir apporter le genre de joie que donnent vos textes mais que je ne sais pas le faire ; 2) que vous m’apportez l’éclairage qui me manquait en disant que l’écriture est une part du monde – il ne faut pas opposer frontalement les mots et le monde, les mots appartiennent aussi au monde. Merci de votre commentaire !

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      1. Merci merci ! Frog, Joséphine, c’est peut-être le moment de vous lancer un “défi” souriant ! Voulez vous participer à ce jeu amical (oui , je sais, il faut rendre sa copie à la fin de la semaine… mais moi non plus je n’ai encore rien fait) ?
        C’est un jeu d’écriture né par hasard et qui se perpetue par envie, avec comme moteur le sourire et le plaisir d’écrire et de lire, et ce mois ci c’est là :
        https://ecriturbulente.com/2017/04/17/agenda-ironique-la-recapitulitude-de-vos-appareillages
        ça me ferait très plaisir de vous y lire, et aussi de voir votre regard sur les textes partagés.

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        1. Comme le dit Joséphine, très jolie invitation ! J’aime les felouques et les jonques, et surtout les cargos ! Malheureusement, je ne pourrai pas y arriver cette semaine. Mais je suis impatiente de lire vos récits de voyage. 🙂

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    2. Vos interventions nous sont précieuses et nécessaires, elles nous libèrent de nos impasses, ouvrent un autre chemin, étonnant et apaisant par sa manière de résoudre tous nos dilemmes en trois mots, comme si de rien n’était et sans en avoir l’air : “une part du monde et un monde à part”, merci 😉

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  4. Mais… je crois que les mots ont un statut, une substance particuliers. Ils ne sont pas des objets du monde, ils font partie de lui sans en être une partie. Et les arts ne sont que métaphoriquement / analogiquement des languages. Le language, c’est cette peau du monde qui est aussi la nôtre, cette interface qui fait que tout ce qui est hors de nous est en nous et inversement, un sixième sens qui serait tous les sens, synesthésie comme tu dis.

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  5. Un article passionnnant que je voudrais avoir le temps de décortiquer et de commenter en détail. La relation au monde, la relation aux mots, pas vers le monde par les mots, pas vers les mots en traversant le monde… dans ces voyages là, bat le cœur de nos vies….

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              1. Je n’ose le dire trop fort, mais j’attends la rentrée… Trente ados valent mieux que deux minis poulettes de 2 et de 4 ans… J’imagine pour vous ce que ça représente d’être toute dévouée à votre maison, et je vous admire.

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                1. Ne m’admirez pas… Si vous voyiez… Je ne fais que tenter de les refouler dans leur chambre, en vain. Oui, trente ado valent mieux ! Les miens sont un peu plus grands que vos poulettes, et en théorie devraient être un peu plus autonomes (hum hum)… Je me souviens de la doctoresse qui m’avait dit qu’elle était vite retournée au travail après avoir eu ses enfants, pour se reposer ! 😉

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                    1. Hélas, il arrive que je me sente tellement égoïste de ne pas gagner de sous, sans être, mais alors pas du tout, la mère au foyer idéale. Comment vous dire les affres où ma conscience se débat ? Mais j’ai la chance d’avoir un mari très compréhensif (et après tout si j’ai perdu mes élèves, c’était pour le suivre). J’écris maintenant presque comme si ma vie en dépendait, ce qui est ridicule. Mais je crois que vous me comprenez…

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                    2. Oui, je vous comprends très profondément. Et ce n’est pas ridicule pour un sou, et nous avons de la chance, nous, de vous lire. Et votre mari a de la chance d’être ainsi de mots célébré. Le mien attend toujours. Je l’aime immensément, et/mais impossible d’écrire pour lui!!

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                    3. Haha, non, Jay n’est pas mon mari, mais c’est bien à lui qu’il me ramène. Malgré ses origines irlandaises, mon mari n’a pas autant de taches de rousseur. 😉 Vous avez cependant bien senti les choses : Jay est un biais pour parler de mon mari. Parfois on a besoin d’un détour.

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