Pays obscur de la mémoire, pays à trappes et à trous, dense comme la moisissure sublimant le fruit qui s’émousse, comme la forêt depuis le seuil où l’on hésite. Par-dessus s’étend la fine strate que l’on nomme le présent, pour aller vite, et sur lequel on avance pas à pas, tâche après tâche, les uns consciencieusement cochant la liste du quotidien, les autres tâtonnant à l’aveugle et trébuchant chaque soir dans le puits du sommeil. Je tâtonne et trébuche. Sans l’écriture et la mince preuve que laissent les photos, sans la capacité de mes proches à se souvenir, je ne saurais probablement plus de quoi furent faites les années de ma vie. Surtout l’enfance. Mais il arrive que le mince biscuit du présent se brise. Par la faille une liane-racine vous agrippe la jambe et, l’instant que dure la chute, le vertige vous happe de l’infini royaume sous-jacent.

Comment savoir l’enfance quand on en est sorti ? De l’enfance les yeux, l’ignorance et les peurs nous ont quittés, troqués contre d’autres qui leur sont presque antithétiques. Aussi, pour dire ce dont le désir m’a prise hier et qui a rapport à l’enfance, me faut-il maintenant surmonter l’obstacle de la fausseté, la certitude de l’erreur et probablement, la destruction de la source même de la réminiscence, et du désir. Tel est le lot de l’archéologue, qui sait que son exploration détruira son objet ; les vestiges que le temps n’avait pas anéantis, voilà qu’ils s’effritent sous ses mains tandis qu’il s’efforce d’en déchiffrer le sens – et s’effritent à jamais.

Pays obscur de la mémoire, dont l’absence peut-être est le coeur de l’enfance : pas de strate et de sous-sol, une marche à même l’être.

Petites villes de province où le trajet me commande de débarquer pour changer de train. Petites villes de province que je ne connais pas, dont l’existence même m’était inconnue, et pour cause : mon inscription dans l’espace, plus bancale encore que mon incarnation dans le temps, me laisse au bord de l’inconnu à moins d’un kilomètre de chez moi. Petites villes de province qui pourtant me possèdent, toute fille d’immigrés que je sois, comme seule une patrie – les platanes, devant la gare, m’essorent le coeur. O France qui ne te connais pas, et que je ne connais que pour t’avoir quittée, j’entends ta voix dans l’assise trappue des maisons, leur renflement bourgeois, la manière des jardins, la fer des balcons, l’écaillement des volets, le liseré des panneaux, le silence sur la place de la gare que souligne le claquement du skateboard que se prêtent des adolescents en mal d’ailleurs. Par la porte entrouverte de la mairie, ou de l’école, voici le bas d’un escalier dont les premières marches de pierre tendrement s’arrondissent du côté de la rampe. Sur le mur il y a des carreaux, beiges, bruns peut-être, ocre, d’une couleur qui tient à dire son origine terreuse. Faces nocturnes des couleurs, animées de la puissance du rêve, les ombres tirent sur les fils insoupçonnés qui les relient à mon coeur. Et le bois de la rampe luit – ce que dit ce reflet de jour sur la cire, de méticuleux ménage, de rituel minime, d’inconsciente fidélité, de vies ensilencées, je le perçois avec une émotion qui paraitra ridicule à ceux dont l’ennui n’y voit que médiocrité. C’est que ces escaliers, ces carreaux, cette rampe luisante, sont pour moi des échos d’une enfance désormais étrangère, les trésors d’une petite fille qui découvrit la France… par les colonies de vacances. Sans doute vous sera-t-il difficile de comprendre, c’est-à-dire de reconnaître ces sensations, si vous avez passé vos étés dans des maisons de campagnes familiales, si le français est la langue de votre berceau et de celui de vos parents sur plusieurs générations, si vos tantes émaillaient de proverbes leur conversation, si les fantômes de vos aieux arpentent le paysage. Pour moi, qui ne connaissais de mon pays que cette sorte de réalité désancrée des métropoles – une tête sans corps -, les colonies de vacances furent l’occasion d’expériences troublantes. De la France, j’allais découvrir les secrets nichés dans les plis du tablier. Or rien n’y était familier. C’est seulement maintenant que je me souviens de ce sentiment informulé, sinon inconscient, d’être une étrangère dans le pays où je suis née, et que je me rends compte de l’effort d’adaptation requis. Les repas, par exemple, la baguette tous les matins, la confiture de fraises ou de prune, les assiettes et couverts du petit-déjeuner (chez moi nous mangions le pain à même la table, jusqu’à ce qu’un vieux monsieur de nos amis fasse remarquer à ma mère qu’ “on ne mange pas comme des sauvages”), les soupes du soir à la montagne, tout était étrange. Le volume de ces bâtiments et leur corps sonore, les notes du bois (tables, parquets, lambris, montants de lit), les faïences des salles d’eau, l’odeur des couloirs (encaustique, moquette) et des cuisines, serpentant jusqu’à l’étage, passant la veilleuse, débordant dans les chambres. Et l’énigme quotidienne d’un lit à faire “au carré”, c’est-à-dire à empaqueter de draps sans élastiques et de couvertures de laine rêche, jusqu’à ce qu’il présentât la rigidité d’un catafalque – je n’avais de cesse que de déborder mon lit, une fois la lumière éteinte. Je découvrais la réalité qui sous-tend la langue, la chair du français, ma langue, mon pays.

Or je ne sais plus où, ni en quelles années, ont eu lieu ces colonies. Quelles montagnes, quelles campagnes, quels recoins assoupis au bout de quelles longues routes. Ne restent désormais que des lacs d’ombre au pays de la mémoire et, sans les mairies entrebâillées et les petites gares sous leurs platanes, le saisissement de la vibration propre à ces souvenirs, si aigu, si singulier, si troublant, serait perdu.

30 thoughts on “Colonies

  1. J’en ai des frissons. C’est magnifique. Je ne saurais prélever une phrase, toutes me bouleversent. Je ne partage pas cette expérience, mais tu sais en faire celle de ton lecteur. Il y a toujours une telle puissance dans ta voix, elle vient de ces profondeurs auxquelles tu dis ne pas avoir accès.

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    1. Merci Joséphine ! ❤ Je suis très touchée que tu aimes ce texte. Oui, je crois que quand il y a de la force dans la voix, c'est qu'elle vient d'au-delà. Si seulement on pouvait descendre à volonté, faire jaillir la source rien qu'en fermant les yeux! 😉

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  2. ‘les petites gares sous leurs platanes’ – On peut trouver, a cote des passages a niveau en Kent, des anciens pruniers meme quand la petite maison du gardien n’existe plus. Pour moi, les platanes parlent du soleil et de la sieste; les pruniers d’une vie perdue, d’un paternalisme suranne envers les servants de la voie ferree. Et du recolte et de la confiture, bien sur!

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    1. Oh comme j’aime l’idée de ces pruniers de la charité ! Une vie perdue, c’est vrai, mais j’entends que dans les grandes villes américaines en déréliction, comme Détroit, ce genre généreux de plantations reprend vie. 🙂 Par ailleurs, merci encore pour le chlorophytum, il se porte à merveille et je l’admire tous les jours.

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  3. Even using ‘google translate’ this is a powerful piece of writing. (It makes me want even more to learn your French, which I began recently). Now that I am in my senior years I find childhood memories becoming clearer, and of course in such a rudderless world, I search for my origins with increasing passion.

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    1. Thank you Ashley, I am so honoured you try to read me in spite of the language barrier. I hope my childhood will come back to me later in life. For now, my sister, my friends and husband remember things for me. I have learnt a word thanks to you : rudderless. It is beautiful – a scene comes to mind, a nocturnal seascape under the storm. And the last four verses of Brise Marine, a famous poem by Stéphane Mallarmé :
      Et, peut-être, les mâts, invitant les orages
      Sont-ils de ceux qu’un vent penche sur les naufrages
      Perdus, sans mâts, sans mâts, ni fertiles îlots…
      Mais, ô mon cœur, entends le chant des matelots !

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  4. Peut-être est-il trop tôt pour toi pour fouiller dans l’enfance, elle revient doucement lorsque enfin on a le loisir de vivre un petit peu plus pour soi. Peut-être aussi n’y a t-il pas dans ton enfance si particulière d’éléments assez doux pour avoir envie de la faire ressurgir, tu sais, de ces petites choses qui font du bien quand on y retourne?
    Et puis je voulais te dire merci d’aimer malgré les petites phrases qui t’ont fait mal et qui à moi me font honte, ce pays de gare et de platanes…

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    1. Merci de ta lecture, Almanito ! Il y a eu des choses douces dans mon enfance, mais il est vrai que ce qui me vient d’abord à l’esprit, c’est la tension de l’esprit, la tristesse aussi. Le monsieur qui a fait cette remarque à ma mère n’était pourtant pas raciste du tout, lui et sa femme prenaient sous leur aile des étudiants étrangers, les invitaient chez eux et les aidaient – mais ils étaient d’une autre époque et malgré eux devaient croire à une hiérarchie des cultures. Je crois que ma mère n’avait pas été blessée par la remarque – tout naturellement, nous adoptions l’attitude d’apprenants, et voulions nous adapter. Mais tout de même, nous trouvions que ça faisait beaucoup de vaisselle. 😀

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  5. Je n’ai pas grand-chose à dire sur ce texte, alors je vais faire rapide et laconique. C’est joliment écrit, pudiquement dit et pourtant j’ai entendu au loin une sorte de cri… Belle journée, Sabrina.

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  6. C’est plus fort que nous, l’enfance est viscérale
    J’aime beaucoup ton image de l’archéologue, et pour tout ce qu’il croit tenir entre ses mains, c’est une image d’une grande puissance. En ce moment j’essaie de travailler sur un texte qui résonne beaucoup avec ce que tu décris. Et veux que je te fasse rire ?
    Ce sera “Mon blanc”, et celui là a beaucoup de mal à sortir de mon cœur, c’est un mélange, une peur de mal faire, une peur de mal voir ou une peur de voir…
    je t’embrasse fort chère Frog et je te remercie pour la brillance de tes mots et de tes sentiments

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    1. Merci Corinne ! Il est difficile de se battre avec un texte qui veut et ne veut pas sortir, mais c’est également un quelque chose de si puissant, de vital. Pourtant, je n’ai pas souvent le courage. Il faut, en général, que le texte pousse vraiment fort pour que je m’y mette. Je te souhaite du bonheur à l’écrire, malgré les craintes. Et je viendrai le lire avec joie.

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