I – De Pierre à Thomas

L’église n’est plus au bout de la rue. Elle n’obstrue plus la perspective de son long mur qui au printemps s’égaie d’un forsythia et d’un cerisier rose. Désormais, il faut descendre une colline, saluer la démesure de la célèbre cathédrale par-dessus les toits, enjamber la Stour poissonneuse, traverser la ville toujours bourdonnante de touristes. Je connais de pires promenades, et après quelques jours de lourde pluie, un soleil éclatant endimanche vieilles pierres et promeneurs. Pourtant je suis entrée dans l’église nouée comme un poing.

L’église n’est plus cette voisine du bout de la rue, cette voix des heures qui se loge familière au creux de l’oreille, imprimant à la pensée une faible oscillation sans la faire dévier, la nuançant tout au plus d’un écho d’avertissement. Nous avons quitté l’ombre sonore de Saint-Pierre-de-Montrouge.

A Paris, il m’est souvent arrivé de manquer la messe ou d’arriver tellement en retard que. A cela, aucune raison sur laquelle il vaille la peine de se pencher. Je trouve néanmoins le moyen de ruminer en chemin que les messes anglaises ne feront rien pour arranger ma situation : je viens d’en vivre quelques unes up North, où la diction mortellement soporifique du prêtre alliée à l’absence criante de musique et, surtout, de rythme dans la liturgie, m’ont scié l’enthousiasme. Oh, j’ai conscience de l’énormité de ce que j’écris ; j’entends les invitations à prendre un abonnement à la salle de concert ou à un cycle de conférences. Que voulez-vous, je suis faible, ma foi comme un jardin ratissé par le vent perd sans cesse en profondeur, j’ai tort, et il n’y a rien à sauver de cette constatation. (Ne pas juger les gens sur leur diction ou leur accent, pratique courante en Angleterre : ce prêtre du Nord, apprenant que mon fils aime dessiner, ouvre les portes de la sacristie sur un mur couvert de tableaux qu’il a peints au cours de ses années boliviennes : de beaux portraits de ses paroissiens incas, une Cène dans une lumière de haute montagne où plane un condor. C’est vivant et coloré. Rien de soporifique là-dedans.)

L’église n’est plus cet immense navire ouvrant au cœur d’un des carrefours les plus chaotiques de Paris les portes du silence. C’est une construction soignée (Gothic Revival) mais modeste, en retrait dans une rue calme parallèle à la High Street, précédée d’un jardinet. Un panneau à cheval sur le chemin informe le passant qu’il s’agit d’une église romaine et qu’elle est ouverte à la prière comme aux visites : malgré près de deux siècles de légalité, on sent que le catholique a du mal à dévêtir son manteau de paria. On se place ici sans surprise sous le vocable de saint Thomas de Canterbury, qui fut assassiné à deux pas, dans la cathédrale – les pèlerins s’y rendent depuis huit cents ans pour voir le lieu du martyre, mais à présent, seule notre petite église contient quelques reliques, revenues d’Ombrie lorsque la mode de les détruire fut passée. Et moi aussi, ayant lu le Becket d’Anouilh auquel j’ai trouvé un air de Lorenzaccio qui m’a plu (mystère de l’éveil d’une conscience et de la solitude qui s’ensuit), j’ai été heureuse de venir m’installer ici il y a neuf ans. Et, ma foi, pour une église catholique anglaise, celle-ci n’est pas mal du tout : lumineuse, ornée de sculptures, rien à voir avec ces bunkers qui poussèrent comme des champignons dans les années cinquante et soixante, plus au Nord, pour satisfaire une présence irlandaise croissante. Le curé d’ici – le quatrième que nous ayons connu – a la rotondité joviale, le verbe aisé, le sourire chafouin et la tête chenue (diction : élégante sans être maniérée). Pourtant, rien à faire, le nœud ne se laisse pas dénouer. Ce n’est pas de la révolte, mais une sorte de toute-puissante négation. Je ne veux ni ne refuse. Je regarde le Christ en croix qui survole l’autel, muette d’âme et de corps, entêtée.

Les romans sont pleins de personnages à la fois tristes et en colère. Je ne sais comment ils réussissent cela : je suis ainsi faite que la tristesse me délivre toujours de la colère, et vice versa, opposées l’une à l’autre comme le feu et l’eau. Une colère triste n’est qu’une colère mourante, bientôt vaincue par l’amertume. Et voilà que me visite le souvenir du curé de Paris, de son long corps d’ascète et de sa voix, et d’un coup la tristesse est là qui me défait, me délie. C’était un bon prédicateur et ce qu’il disait, on l’entendait, ce qui n’est pas fréquent. Pourtant, j’ai régulièrement raté ses sermons – pourquoi, pourquoi ? (Des réponses brillent furtives au fond de ma pensée, des idées qui me font peur et que je refuse de creuser. Il n’est pas temps de me demander si c’est la vérité qui m’effraie en elles, et je verrai plus tard, un jour, s’il me faut surmonter cette peur ou au contraire m’en blinder.)

Depuis mon retour il y a une semaine, je m’étonne de trouver Canterbury plus beau que ma mémoire ne le laissait prévoir : Paris ne me manque pas. Mais cette trop vaste église du quatorzième, assaillie de coups de klaxon, un peu grossière, le clocher continuellement coiffé d’un filet de sécurité, oui, elle me manque. C’est-à-dire que ses gens me manquent – l’Eglise dans l’église –, ceux que je ne connaissais que de vue, et puis sœur Françoise, les animateurs du catéchisme et quelques autres, qui tous ensemble font la paroisse qui m’accueillit jeune baptisée et que j’ai retrouvée durant ces deux ans à Paris. Dans mon expérience, déménager, c’est muer. On ne peut emporter dans ses bagages la version de soi que le lieu informait : il faut y renoncer et comme le serpent, livrer en sacrifice à la survie, à la croissance, la peau d’une période de sa vie. Pour d’autres, plus imperméables à leur environnement, il en va sans doute autrement. Sur les bancs du transept de Saint-Pierre, il me semble avoir cette fois laissé une femme au bout de sa jeunesse, distraite, délayée, mais dont le cœur toujours accélère lorsque ses yeux rencontrent, au-dessus du baldaquin de l’autel, ce morceau de phrase en grandes lettres d’or : … et super hanc petram aedificabo Ecclesiam meam, et portae inferi non

II – Hana

Ainsi, c’est toi qui m’as accueillie ici, qui m’as rendue à ce lieu et ce temps. Pouvait-il en être autrement ? Tu m’envoies ce message, tu me demandes si je suis rentrée, si je suis installée, si on peut se voir. Alors je prends mes enfants et on se voit. La High Street est bondée, je ne t’aperçois qu’au dernier moment devant le Marks and Spencer, avec ton petit sac à dos et un autre objet, je ne sais plus, ton casque de vélo peut-être. Je suis en retard d’une dizaine de minutes. Toi, tu étais probablement en avance. Nous ne sommes jamais à l’aise au moment de nous faire la bise – ça y est, tu es plus grande que moi. Tu dis ouais ; la fluidité de ton parlé et la blondeur de tes cheveux dénoncent les deux semaines que tu viens de passer dans le Sud de la France – impossible de dire de quelle couleur ils sont, dis-tu, ça change tout le temps. Tu es vraiment très mince maintenant, avec de longs membres et des mains de fille qui aime bouger, chahuter, pousser son corps. Tu es gracieuse, aussi.

Ca me fait plaisir que tu nous fasses visiter ta maison, et plus encore, que tu nous emmènes promener Betsy dans les vergers qui surplombent la ville. On passe par un sentier creux, et après une courte montée sur la gauche, le ciel est là, soudain vaste au-dessus de la courbure des blés. Une haie, et voilà les pommiers, les poiriers. Je n’étais jamais venue par ici. On ramasse sous les branches des pommes aux joues rubicondes qu’on jette à Betsy. Les enfants s’amusent comme des fous, ils n’ont encore jamais tenu de laisse ni joué ainsi avec un chien. Il est inutile de parler, d’ailleurs je ne le peux pas, la vie prend toute la place dans ma colonne d’air.

Au bas du verger, on se sépare. Tu parles de reprendre nos leçons dès la rentrée. Les enfants et moi descendons doucement vers la ville sous un ciel où s’accordent des nuages de pluie. Mon pas est léger et profond.

11 thoughts on “Départ, retour

  1. Il est intéressant d’avoir votre perspective : je suis anglais, je vis à Paris (même si je suis actuellement en Angleterre chez mes parents), et que c’est drôle de voir l’effet de mon pays sur une française! C’est beau. Merci de l’avoir écrit.

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  2. Remarque stupidement végétale : un jardin ratissé par le vent ne perd pas en profondeur, au contraire : les racines gagnent ce que tiges, feuilles et fleurs perdent : faut bien s’accrocher à quelque chose. Bien évidemment, tout parallèle avec la foi, l’Angleterre, le vent du nord ou quoi que ce soit d’autre serait tout à fait aussi stupide. A part cette végétale remarque, j’aime toujours autant lire les pérégrinations de la Grenouille, que ce soit en terre anglicane ou gallicane. Magie du verbe, je crois.

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    1. Ah c’est intéressant, je voyais un jardin d’où le vent emporte tout et érode le sol… Merci de ta lecture cher Carnets. 🙂

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  3. Dear Mossfighter, I am not good at translating myself so I will only try to convey the subject of this post. 😉 Here I write about my move from Paris back to Canterbury, in a kind of comparison between my big Parisian church and the small catholic church of Saint-Thomas in Canterbury. It seems to me that when we move away from a place, we have to leave behind the person we were in such a context, like a snake shedding its skin in order to grow. In the second part of the post I simply record the feeling of peace and happiness I felt as one of my pupils welcomed me back in this town. It is a girl I love and I feel grateful that she was the first I met back here. A little slice of life. 🙂

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  4. “Il est inutile de parler, ma vie prend toute sa place dans ma colonne d’air”
    Voilà exactement ce qui se passe aussi en moi ces dernières semaines. Les mots alors, se font moins nécessaires, effectivement. Et c’est bon aussi, de n’être pas enjointe à retourner à sa feuille par quelque mouvement mystérieux.
    Heureuse que tu sois bien “arrivée”, bien accueillie, et merci pour ce texte.
    (“délayée” dis-tu encore: oh que cet adjectif me brûle comme toutes les vérités douloureuses sur nous-mêmes qui nous sont soudain dévoilées .)

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    1. Merci Clémentine ! J’espère que tu profites bien de ce temps à vivre en famille.
      Il y a les moments où l’on est délayé. Et puis ceux où l’on brûle, dense comme le coeur d’une étoile. L’alternance n’est pas aisée mais nécessaire. 🙂

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      1. Oui…
        J’aime la densité brûlante, mais elle va en mauvaise funambule sur le fil de ma vie. Tant pis, on se dissout un peu, c’est peut être nécessaire comme tu dis, et parfois plus confortable.
        Au fait, Hana et Betsy… je connais ces prénoms 😀😉

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  5. Mais dans ton église, tu as une piéta au ras du sol dans laquelle on peut presque s’enfouir, et surtout, surtout, la communion au sang du Christ!

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