J’ai, je crois, moins de dix ans et nous montons à Paris pour rendre visite à la famille. La fabrique du souvenir, froissée, sent l’hiver : lumière grise, légèrement mordue de vert comme par une mousse de printemps – oui, probablement février par temps couvert. C’est ma première fois à la Cité des Sciences de la Villette. Devant moi, les dalles de béton dessinent une ligne de fuite convergeant vers un objet si surprenant qu’il paraît imaginaire, une suspension de mercure où courent des nuages : la sphère de la Géode. Je la quitterai le cœur écarquillé, des yeux pleins le crâne et le corps, convaincue que la destinée des hommes est justifiée – j’ai vu L’Etoffe des Héros. Dès lors, une passion pour la conquête spatiale et un goût nostalgique des architectures futuristes, autant de tentatives d’envol.

Lyon, 1997. Cœur du printemps, cette fois, ou naissance de l’été, c’est tout comme. Je traverse le parc de la Tête d’Or comme on le fait à dix-sept ans, le corps trop léger et le cœur lourd, et qui serait de poix et plomb si ne marchait à mes côtés, céleste, une fille dont la tendresse me sauve. Il fait beau, nous traversons des coins du parc où nous nous aventurons rarement, ensauvagés d’herbe vive, d’arbres francs. De l’autre côté nous attend le nouveau complexe UGC où nous allons voir Le Voyage de Chihiro, et ma vie (si on peut appeler ainsi la suite des événements dont les jours se composent) est sage-si-sage, que cette sortie avec ma meilleure amie m’enivre un peu. Je ressors profondément troublée d’avoir rencontré mes rêves projetés sur l’écran.

1998. Je regarde L’Eternité et un Jour de Théo Angelopoulos. C’est l’été du baccalauréat. Comme Alexandre, je vais mourir. Comme Alexandre, j’ai besoin d’un passeur. Comme Alexandre : je comprends que je ne suis pas seule – que je ne sais rien, que je ne me connais pas, mais qu’il y a dans le monde une suite ininterrompue de cœurs qui comme le mien rêvent et scandent le long désir de la Grèce, l’exil et la mer. L’été où je me tiens est le dernier, est le premier, comme ce jour qui à l’éternité ajoute son sommet.


Participation à l’atelier d’hiver de François Bon, Vers un écrire-film #2. Ecrire trois paragraphes consacrés chacun au contexte d’une rencontre avec un film, en quête de la “scène originelle”.

23 thoughts on ““J’ai trois souvenirs de films”

  1. L’Etoffe des Héros est aussi un des films qui a compté dans mon adolescence. Je n’ai pas osé le revoir quand il est passé récemment à la télévision, j’avais trop peur qu’il ait mal vieilli (ou que moi, j’aie mal vieilli).

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    1. 😉 Tandis que je rêverai le nez levé vers les branches nues du cerisier – nostalgique d’une science fiction si joliment bonhomme – bien que la disparition de l’argenterie sème le doute. C’était peut-être pour amadouer les séleniens, ou en cas de festin à partager avec Jean ?

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  2. “l fait beau, nous traversons des coins du parc où nous nous aventurons rarement, ensauvagés d’herbe vive, d’arbres francs. De l’autre côté nous attend le nouveau complexe UGC où nous allons voir Le Voyage de Chihiro, et ma vie (si on peut appeler ainsi la suite des événements dont les jours se composent) est sage-si-sage, que cette sortie avec ma meilleure amie m’enivre un peu.”

    Ces lignes sont tellement proches de mes souvenirs que c’en est troublant (même s’il ne s’agissait pas du voyage de Chihiro à cause de nos petites années d’écart). La vie sage-si-sage la eptite ivresse qui s’offre facilement, les coins un peu sauvages du parc, l’amie et le corps léger… J’ai le cœur tout étonné, et content, à te lire. Nous avons du mettre nos semelles dans les mêmes allées, nos coeurs dans des rêves voisins.

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      1. Oh oui! L’Auberge Espagnole, de Klapisch, qui m’a donné le sentiment d’entrevoir une vie future, celle d’étudiante, dont j’ai rêvé plusieurs années avant de la découvrir.
        Mais la nécessité de contourner le lac pour gagner la Cité Internationale, et les chemins plus “sauvages” du Parc que j’avais découverts ce jour-là, me donnaient le sentiment de son immensité, et celui d’une petite aventure qui suffisait à me griser.

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  3. De mon côté j’aurais plutôt dit le corps un petit peu trop lourd et l’esprit léger de traverser mon Parc avec toi! En revanche, j’aurais été incapable de situer ce jour dans le temps. Merci de raviver ce souvenir en moi.

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