C’est épatant comme les trains donnent envie d’écrire. N’ayant rien retenu de ce que j’ai peut-être lu sur la relation entre le mouvement et la pensée, le rythme du paysage et les seuils de la méditation, le tracé des nuées et le signe graphié, je me contenterai de le constater : c’est épatant. Hier, par exemple, montant de Canterbury vers les vallons du Yorkshire (mon endroit préféré en ce pays), les doigts me démangeaient. Pourtant, je ne pouvais me résoudre à sortir mon ordinateur de mon sac à dos. Peut-être est-ce parce que j’avais entre les mains les Nouvelles Orientales de Marguerite Yourcenar, qui présentent l’avantage d’être contenues dans un livre d’une minceur avenante pour le voyageur, et avec lesquelles, pour les avoir déjà lues deux fois, je sais que mon temps ne sera pas perdu, mais gagné : c’est un de ces textes qui vous livrent un condensé de vie, l’onctueuse concrète des minutes arrachées à l’anonymat et enfin revêtues d’éblouissants atours. Au bout d’un moment, je me rends compte que je ne cesse de relever le nez de mon livre – toutes les deux pages au moins, tous les paragraphes parfois. C’est une habitude que je n’avais pas autrefois, mais qui va s’aggravant avec l’âge. Je l’interroge pour la première fois, et constate qu’il m’est devenu difficile de lire de façon soutenue, particulièrement quand le livre qui m’occupe me plaît beaucoup. Les nouvelles de Yourcenar, par exemple, sont serties de joyaux qui m’éblouissent, il me faut reposer mes yeux et laisser à l’ébullition qui enfle le temps de redescendre un peu. Un paragraphe du Livre de l’Intranquillité de Pessoa comble souvent ma mesure, le visage me brûle et ma poitrine demande merci. Et puis je dois relire, deux ou trois fois, comme on cligne des yeux pour s’habituer à une vive clarté. La conséquence est que je lis lentement, de plus en plus lentement. C’est dommage, mais au moins, il y a quelque chose d’un peu rassurant à comprendre que ma paresse n’est pas seule en cause. L’âge me rend-il plus sensible, ou simplement plus faible ?

Etait-ce bien le train qui me donnait tant envie d’écrire ? Ou bien Marguerite Yourcenar ? Les deux, certainement. Et puis l’article de Joséphine sur la clarté, tombé par hasard au milieu d’un de mes levers de nez. Ce qu’il y a avec la clarté classique dont elle parle, c’est qu’elle a la générosité – la courtoisie, comme elle le dit si bien – de nous donner la merveilleuse illusion de participer au génie de l’auteur. Nous voici soudain le regard clair et le verbe fin, capables d’embrasser des idées qui jusqu’ici ne nous avaient effleurés que d’une aile obscure. On se sent tout ragaillardi, debout la tête haute dans un monde habitable, le pied poussant ferme sur la tête de l’Angoisse terrassée. Comme Joséphine a raison de souligner le risque de l’aveuglement, cette ombre de la clairvoyance, qui met dans les mains de la Raison triomphante un glaive mortifère ! Mais par les temps qui courent, j’éprouve une reconnaissance envers tout texte qui me délivre des filets de la confusion, dès lors que sa démarche est honnête. S’il est vrai que la clarté m’éloigne pour un temps de l’Intranquillité, elle me rend aussi capable, ensuite, d’en contempler les sombres frondaisons et d’avancer vers elle sans que mes os ne se délitent et retombent, dès l’orée, en un triste monceau.

 

 

18 thoughts on “Dans le train

  1. Not mine, but Robert Louis Stevenson’s ‘From a Railway Carriage’, 1885. You are not alone in feeling inspired to write and in looking about you constantly! Enjoy the changes of rhythm, but trains are quieter these days, with long welded track.

    Faster than fairies, faster than witches,
    Bridges and houses, hedges and ditches;
    And charging along like troops in a battle
    All through the meadows the horses and cattle:
    All of the sights of the hill and the plain
    Fly as thick as driving rain;
    And ever again, in the wink of an eye,
    Painted stations whistle by.
    Here is a child who clambers and scrambles,
    All by himself and gathering brambles;
    Here is a tramp who stands and gazes;
    And here is the green for stringing the daisies!
    Here is a cart runaway in the road
    Lumping along with man and load;
    And here is a mill, and there is a river:
    Each a glimpse and gone forever!
    Robert Louis Stevenson

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    1. Un poème de Jean Tardieu que j’aime beaucoup :

      Avec Monsieur Monsieur
      je m’en vais en voyage.
      Bien qu’ils n’existent pas
      je porte leurs bagages.
      Je suis seul ils sont deux.

      Lorsque le train démarre
      je vois sur leur visage
      la satisfaction
      de rester immobile
      quand tout fuit autour d’eux.

      Comme ils sont face à face
      chacun a ses raisons.
      L’un dit : les choses viennent
      et l’autre : elles s’en vont;
      quand le train les dépasse
      est-ce que les maisons
      subsistent ou s’effacent ?
      moi je dis qu’après nous
      ne reste rien du tout.

      Voyez comme vous êtes !
      lui répond le premier,
      pour vous rien ne s’arrête
      moi je vois l’horizon
      de champs et de villages
      longuement persister.
      Nous sommes le passage
      nous sommes la fumée …

      C’est ainsi qu’ils devisent
      et la discussion
      devient si difficile
      qu’ils perdent la raison.

      Alors le train s’arrête
      avec le paysage
      alors tout se confond.

      Monsieur Monsieur, Gallimard, 1951

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  2. Je lis plus lentement aussi … C’est une respiration, une façon d’intégrer cet imaginaire, cette conscience que nous n’aurions pas eu sans ce livre entre les doigts … Cela n’a rien à voir avec la paresse me semble t’il, il s’agit peut être d’un peu plus de sagesse ?
    Merci pour ces belles pensées Frog 😊

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  3. “Nous voici soudain le regard clair et le verbe fin, capables d’embrasser des idées qui jusqu’ici ne nous avaient effleurés que d’une aile obscure. On se sent tout ragaillardi, debout la tête haute dans un monde habitable, le pied poussant ferme sur la tête de l’Angoisse terrassée.” Frog, il faut -si tu ne l’as déjà fait- que tu lises Julien Gracq ! Michel Tournier, que je révère presque ‘utant que Marguerite YOurcenar, disait de Gracq qu’il était le plus grand paysagiste de la littérature française. Tes lignes que je viens de mettre ici en exergue expriment au mot près ce que j’ai ressenti en découvrant cet écrivain magnifique.

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      1. Je me disais aussi que Gracq ne pouvait t’avoir échappé 😉 Je vais lire ces extraits ! En pensant à la clarté, j’avais en mémoire ce passage : “” Il y a dans notre vie des matins privilégiés où l’avertissement nous parvient, où dès l’éveil résonne pour nous, à travers une flânerie désoeuvrée qui se prolonge, une note plus grave, comme on s’attarde, le coeur brouillé, à manier un à un les objets familiers de sa chambre à l’instant d’un grand départ. Quelque chose comme une alerte lointaine se glisse jusqu’à nous dans ce vide clair du matin plus rempli de présages que les songes ; c’est peut-être le bruit d’un pas isolé sur le pavé des rues, ou le premier cri d’un oiseau parvenu faiblement à travers le dernier sommeil; mais ce bruit de pas éveille dans l’âme une résonance de cathédrale vide, ce cri passe comme sur les espaces du large, et l’oreille se tend dans le silence sur un vide en nous qui soudain n’a pas plus d’écho que la mer. Notre âme s’est purgée de ses rumeur et du brouhaha de foule qui l’habite; une note fondamentale se réjouit en elle qui en éveille l’exacte capacité. ”
        Le Rivage des Syrtes.
        Julien Gracq.(1951)

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  4. En vieillissant on prend le temps de savourer, une lecture comme une promenade où l’on s’arrête pour regarder les petites choses si importantes qu’on ne voyait pas avant. Comme toi je relève le nez de mon livre, c’est pour cela que je préfère lire sur papier plutôt que sur écran qui exige, je ne sais pourquoi, une lecture plus rapide.
    J’aime bien ton texte qui cadence au rythme du paysage qui défile, comme ta photo, tu me donnes des envies de voyage et celle de lire Les Nouvelles Orientales.

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  5. Oui, le mouvement stimule la pensée, je l’ai également constaté. Quand je me promène j’ai toujours bien plus d’idées qu’assise devant ma feuille. Ca doit éveiller les neurones je suppose. Comme la vitesse du paysage de part et d’autre du train.

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  6. oh, le voyage en train, ou le moment suspendu, immobile et en mouvement, plus rien à faire qu’attendre l’arrivée, propice à la rêverie, aux souhaits et au désir d’écrire. Je te rejoins aussi sur le lire plus lentement (ou plutôt faire de plus petites bouchées mieux savourées qu’au temps de ma gloutonne jeunesse).
    (et je file à la bibliothèque débusquer les Nouvelles orientales)

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    1. Voilà, tu définis bien mieux que moi l’invitation à écrire du voyage en train ! Quant à la lecture, il y a peut-être plus d’attention qu’autrefois, ou du moins une attention d’une autre nature, mais il y a aussi pour moi une incapacité nouvelle à recevoir beaucoup d’un seul coup. Comme si ma mesure s’était réduite.

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