Cuisine de l’écriture. Sempiternels problèmes de focalisation, d’énonciation, de position, d’opacité. Ou comment l’outil fait obstacle à son ouvrage. Caillou, calcul, scrupule, moteur qui câle : la tentative d’incarnation du pur élan, sens ou vision, dans la mécanique malhabile de la phrase, ne va jamais sans une petite grimace de douleur. Raté, encore raté, allez allez, ne t’y arrête pas, pousse cette jambe, cette virgule, escalade la conjonction, attrape la majuscule, du nerf.
Or il faudrait, pour parler du blanc, une voix qui ne vienne de nulle part ou de partout à la fois. Une voix qui n’appartienne à personne, une voix qui ne serait pas une voix, sinon celle du monde, de la lumière, celle du blanc même.
Une voix blanche, non comme le râle exsangue d’une déperdition, mais au contraire comme une voix vierge, pure antériorité qui jamais ne connaîtra l’événement, rayon poursuivant à l’infini son voyage sans heurter d’obstacle, et pourtant lumineux, pourtant visible – une voix impossible.
Car c’est ainsi que m’apparaît le blanc – l’ascension achevée, dans le bleu infini, d’une tour impossible. Toute tour fait signe, toute voix s’adresse, et si le blanc salue sans attendre de réponse, il salue tout de même.
Il y eut un rêve, dans l’adolescence. Toute rencontre que je fais à présent avec le blanc en est l’écho. Ne sais plus comment je m’étais retrouvée allongée dans un wagon à charbon lancé à tombeau ouvert dans la noirceur d’un couloir de mine, incapable de bouger, temps et conscience abolis. Ne sais plus rien, sinon que le couloir prit fin, ténèbres pulvérisées, et que je jaillis… Tout là-haut, dans le bleu infini, à la verticale de mon coeur écartelé, un oiseau tournoyait qui était blanc – le blanc tournoyait qui s’était fait oiseau. Paralysée, comme clouée en moi-même par la pesanteur, et pourtant aimantée comme cela n’est possible qu’en rêve, je crus mourir asphyxiée de désir (yearning) et me réveillai noyée de larmes.
De cette vision, aucune blancheur terrestre ne peut témoigner. De cette sensation, la nostalgie, qui évoque souvent et à tort quelque pincement doux amer, une tristesse doucereuse mêlée de complaisance, ne traduit en rien la puissance inouïe, la violence du déchirement. Cet ailleurs, ce pays inconnu qui est en même temps et incompréhensiblement une patrie : voilà le signe que m’adresse le blanc. Et mon âme, prise dans l’ombre sans ombre de cette tour, lui répond par un cri et un élan que je ne comprends pas.
Blanc de la voile et de l’écume, blanc du nuage pérégrin, blanc de l’ailleurs.
Blanc du regard éteint à l’arbitraire du présent, du regard affranchi, s’ouvrant à la prophétie. Blanc qui jusque dans le marbre ancien et familier, frais sous le pied, frémissant sous la main, parle d’un ordre parfait, cosmos, auquel tend l’entre-deux de notre temps. Blanc, signe de transcendance et de contradiction.
Blanc de l’en-deça et de l’au-delà des couleurs.
Blanc des cités imaginaires et bien réelles, blanc des villes invisibles et éblouissantes, blanc des citadelles des confins, où meurt et naît un âge.
Blanc des sommets où l’air est si pur qu’en meurent nos poumons.
Blanc des étoiles, par-delà la mémoire et le sens. Blanc qui signe notre insignifiance.
Blanc de l’absolu, blanc de l’Esprit.
Blanc, incommensurable.
Ici-bàs, il s’attendrit de rose et d’or dans l’aube qui revient (alors l’amour fait signe). Il se grise dans les petits soirs de banlieue, entre l’abandon et l’anonymat, signe d’absence – mais le coeur se serre, et alors on sait que la tendresse existe puisqu’elle manque et qu’on l’appelle. Il se réchauffe dans la sclérotique des regards et l’émail des sourires, entre le bleu et le jaune d’une flamme, allusion aux alluvions de la vie. Joignant les langes au linceul, il accompagne le voyage. Sur l’aube du prêtre et l’étole du baptisé, sur le cierge pascal, il rappelle le vol des anges et le matin à venir où l’ailleurs se joindra à l’ici. Mais si je ferme les yeux, voici ce qu’est toujours le blanc : une tour dans le bleu infini. Quant à son ascension, seul peut la songer un dieu pèlerin de son rêve.
A l’invitation de mon amie Joséphine Lanesem, qui poursuit une merveilleuse exploration des couleurs. Son texte sur le blanc.

Merveilleux ! J’ai bien fait de t’avoir poussée dans le blanc pour te voir y prendre ton envol !
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Merci de m’avoir invitée ! Je regrette seulement de ne pouvoir faire toutes les couleurs avec toi.
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J’avais déjà traité du bleu et avais le rouge et le vert en préparation.
Je crois que je vais rajouter le blanc (qui n’est pas une couleur 😉) sur ma liste.
D’ailleurs Danielle (Lazuli Biloba) me l’avait déjà suggéré.
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Magnifique, pourquoi ne pas réaliser un recueil à vous deux pour un bel arc en ciel d’écriture ?
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Merci Alma ! C’est la proposition de Joséphine, malheureusement j’ai du mal à surnager avec mon nouveau boulot… J’espère que ça ira mieux l’année prochaine, si je tiens jusque là. Ca te dirait de participer aussi ?
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C’est gentil mais je ne saurais pas.
J’espère qu’au moins ton boulot te plaît, bon courage 🙂
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Très beau! bel exercice…
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Merci beaucoup Alain ! 🙂
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Bonjour Quyen ! Votre texte est très beau ! Comme Almanito j’aimerais lire un recueil à deux voix avec les textes de Josephine et les vôtres !
Bonne année ! Meilleurs vœux !
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Merci Marie-Anne ! Je n’ai malheureusement pas assez de temps cette année… merci beaucoup pour vos bons voeux, je vous souhaite également une merveilleuse année 2022 !
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Merci Quyên ! Bon week-end !
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un texte par jour ? je ne saurais pas faire 😦
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Euh non moi non plus ! C’est un par mois je pense. Et même ça, je ne vais pas y arriver cette année. ☹️
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ah mais il faut que tu y arrives : après ce blanc lumineux, tu n’as plus le choix (alors que moi qui n’ait encore rien écrit, je suis tranquille) 🙂
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Haha, qui vivra verra !
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Ton blanc scintille dans mon cœur. Ce que tu en partages m’est -stricto sensu- merveilleux.
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Merci beaucoup Esther ! 🙂
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Blanc.
Au cours d’une nuit blanche [écriture blanche] j’ai vu le soleil noir.
Le blanc n’est pas une couleur, c’est la superposition de toutes, le blanc luit comme un caillou dans l’étable, que crains-tu de la guêpe ivre de son vol fou etc.
si toutes les couleurs, alors toutes les saveurs, tous les parfums, toutes les envies,
dès que j’atteins le paroxysme de mon bonheur,
c’est le blanc qui m’envahit.
Tout sera blanc à la fin comme tout l’était au début. Comme au matin des communions, je mettrai ma chemise blanche et l’argent de tes cheveux, déjà, te fait revêtir l’absence de couleur de la neige quand les chemins se mettent en cercle et qu’ils découpent les champs que je découvre pleins de givre.
J’entends le réveil des songes, un vieillard chenu lève son verre en disant venez boire avec moi un coup de blanc.
C’est du blanc sec.
Il ne glisse ni vers le rosé de Provence ni vers le jaune des vins d’anjou.
Il s’étale sur ma page blanche et je me demande à chaque instant si je ne devrais pas plutôt étaler du bleu cyan ou du pourpre sur elle plutôt que le blanc de ma fenêtre.
Blanc de ma fenêtre ou blanc de l’être ? Car il est blanc, ce liquide que l’on prend à la cuiller lorsque la coquille est fendue, l’oeuf décapité d’un coup sec de couteau.
Le blanc est le bel aujourd’hui, l’immaculé, le généreux blanc-seing qui nous est accordé.
Mettez un peu de blanc autour de vous. Allons vous verrez ça vous fait chic, du blanc comme les lys qu’on donne lors des cérémonies.
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C’est très beau, Alain, je suis très heureuse que vous ayez participé ! Je me souviens en vous lisant de vos peintures, de vos articles sur les peintres, et la feuille de mes leçons de calligraphie japonaise me manque. Il y a de la joie dans votre blanc, de l’éclat bondissant ! C’est merveilleux comme le blanc s’incarne différemment chez les uns et les autres ! 🙂
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Quelle belle envolée du ciel des ailes de votre cœur.
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Merci Léo !
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Où jardin est garden osé.
😊
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