Ce n’est pas une sonde qui descend, radar en éveil, mais un soudain lest qu’un accident détache. Sa chute brutale mord au passage la chair qui se crispe. Ca tombe, tombe, tombe, et la béance croît. Au fond s’ouvre quelque abîme obscur où se noie le cri de la matière pulvérisée. Aussitôt le gel de la solitude se répand par tous les vaisseaux, marée prise d’une accélération folle – et on courrait, si l’on avait encore des jambes. Le couperet du silence tombe. Derrière le barrage, la parole se ravale et s’asphyxie.

Nathalie Sarraute a décrit à merveille ces infimes mouvements psychiques mis en branle à la moindre inflexion des cordes invisibles dans lesquelles, empêtrés, nous tentons de nous toucher, de nous capturer ou de nous dissocier les uns des autres. Une virgule déplacée, un mot retenu mais dont l’intention explose avec fracas, l’ombre d’une hésitation ou bien d’une impatience, un regard refusé, échappé ou qui se mure, et voilà : des millions d’insectes microscopiques se mettent à migrer en soi, cliquetant, fouaillant et grouillant, éveillant de leurs indénombrables antennes les parois, les cavités et les crêtes d’organes immatériels dont on ne soupçonnait pas même l’existence parmi ses organes de chair. Vient la honte. La peur, parfois. L’humiliation souvent. Puis la nausée.

Il est possible que je sois plus que d’autres sujette à ces éboulements intérieurs. Ce qu’ils révèlent, ce n’est pas (seulement) une sensibilité peut-être un peu plus fine, mais le tort d’un appétit immodéré de contact que le recul d’autrui expose soudain à la conscience, la veule propension à vouloir se chauffer au sang d’autrui, pire, à désirer réduire autrui à dépendre de soi – de moi.

Pourquoi écrire ce genre de choses ? Parce que ce n’est jamais la vérité qui humilie, mais les faits, mais soi-même. Il n’y a de vertu ni dans la turpitude cachée, ni dans le fait de la cacher. Elle est. La dire, c’est déjà lui ôter de son empire.

D’autres fois, les genoux et les mains dans l’argile et l’humus, le baiser de l’été sur la nuque, c’est moi pourrais chauffer un village au fleuve de mon sang. Debout, je suis celle qu’épouse le zénith, et du vent, mon coeur proclame l’oracle.

14 thoughts on “Avant la nuit

  1. Je connais et surtout j’ai connu ce sentiment. Non seulement tu décris parfaitement son advenue, les sensations qu’il donne, ce chute entre le déchirement et l’anesthésie, mais tu analyses tout aussi parfaitement, ensuite, sa signification, ce désir d’appropriation, de fusion, qui réduit l’autre à soi et vient de notre faiblesse (ce pourquoi la honte n’a pas à être si brûlante) et que l’on perd dans notre force restaurée.
    J’aimerais que d’autres soient aussi lucides que toi, que des prétendument sensibles (mais surtout dépendants et avides de créer la dépendance des autres) prennent conscience des sables mouvants de ce genre de rapport. Ceci quand, bien entendu, ce de retrait de l’autre ne vient pas d’une volonté de blesser, ou d’une insensibilité (ce qui arrive aussi), mais d’un simple désir de respirer et d’être.
    J’espère n’avoir pas mal compris ton post. Si c’est le cas, je ne parle que de moi. 🙂

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    1. Tu as très bien compris mon post, bien sûr. Lucidité, oui, et pourtant, souvent on ne peut s’empêcher, quand la honte ou la nausée sont passées, de ressentir une pointe d’attendrissement sur soi même, ou de tendre tristesse, devant sa faiblesse, et aussi parce qu’il y a, je le crois, dans tout ce désir malsain, quelque chose de l’ordre de l’amour. Dévoyé, grimaçant, gangrené, mais qui conserve quelque chose de touchant, comme le regard du chien qui attend tout de la main de son maître (sauf que le chien n’espère pas secrètement asservir son maître…).

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      1. Oui, c’est ce que je voulais dire à propos de la faiblesse : elle incite au pardon et à la tendresse, plus qu’à la honte. Pour le reste, ça dépend des cas : des fois, je vois les yeux mouillés du chien, d’autres la voracité de ses dents qui ne comptent rien laisser. Est-on pour l’autre (ou l’autre est-il pour nous) le maître ou la pâture ? Mais je suis d’accord, c’est un amour malsain, mais de l’amour quand même, et l’ambivalence de l’amour est sans doute la leçon la plus difficile à apprendre, à comprendre.

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    2. Mais ne voilà-t-il pas que je trouve des excuses aux bourreaux… parce que ce dont tu parles, je vois aussi ce que c’est, ou je le devine, et chez eux je ne suis pas sûre qu’il faille trouver de quoi s’attendrir. Justement, l’absence de lucidité ou son refus ouvre le chemin d’une cruauté qui n’a pas d’excuses.

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      1. Ah nous poursuivions le même fil de pensée ! Je crois qu’en effet l’absence de prise de conscience fait la faute. Ces personnes (dans les cas extrêmes !) se pensent exclusivement aimantes (et ce sont les autres les insensibles, les sans-coeur, qui les maltraitent, les abandonnent) alors que leur amour est dans le fond mal intentionné et presque l’inverse de l’amour. Elles sont habitées au nom de l’amour par une pulsion de pouvoir, une volonté d’emprise, qui a à voir avec le mal, puisqu’entre nous, je sais qu’on ne craint pas ces mots de la morale.

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        1. On peut escamoter la morale et la croire ainsi anéantie, mais nous savons qu’il n’en est rien. Je suis d’accord avec toi. J’ai eu les dents très longues dans l’adolescence, et la lucidité ne m’est venue que petit à petit. J’ai eu de la chance que la personne qui se tenait en face ait été d’une force paisible que rien n’aurait pu abattre, sans quoi j’aurais fini par me gagner un ticket pour l’enfer (façon de parler). Mais comme c’est douloureux de se découvrir aussi fautif, et de voir soudain cette grimace sur son visage que l’on croyait anodin, “normal”. La lucidité coûte, peut-être certains manquent-ils de courage (en plus d’être mal intentionnés).

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          1. Oui, certainement. Et dans mon expérience, ils craignent aussi de voir sur leur visage ce qu’ils ont vu chez ceux qui les ont fait souffrir, bref de reproduire des mécanismes d’amour malsain où eux-mêmes ont été broyés. Ils se pensent en victimes – non en bourreaux – alors qu’on est souvent, toujours les deux.

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      2. Et j’ajoute que je ne doute pas de la souffrance de ces personnes. On peut faire le mal en souffrant, par souffrance, mais ce n’est pas une justification : tous ceux qui souffre n’infligent pas de mal en retour et notre conscience devrait nous arrêter.
        J’ai l’air très moraliste, j’espère l’être avec douceur, même dans les petites mesures du quotidien, on peut se traiter avec justice autant que délicatesse – et l’une ne va pas l’autre.

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          1. Oui ! Il faut être doux, surtout dans nos cas mesurés, où l’on ne cherche pas à tout prix à aliéner l’autre, où il s’agit d’accidents de parcours, ce qui est normal, d’erreurs en erreurs on arrive à la vérité.

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              1. Oui, c’était un on qui nous concernait toutes les deux, dans le sens où on cherche et on se remet en question, et même si nous n’arrivons pas aux vérités dernières, nous aurons appris, à défaut d’avoir su.

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