Aujourd’hui, je fouillais mon Cadou pour trouver un poème à étudier avec Hana – notre anniversaire, pas sans poésie. Noté celui-ci et recopié celui-là, crochetée au passage par une cadence ou une image qui, à la relecture (mais sait-on lire quand on manque autant de sommeil), s’est déjà ternie. Alors j’ai donné congé à mes doigts marque-pages, fermé mon recueil, et j’ai rebroussé chemin vers le premier poème de lui que j’aie connu, il y a longtemps, par la chanson de Michèle Bernard. Dans ma tête embrumée, sous mes paupières suspendues depuis ce matin aux ongles de la volonté, dans ce plomb charnel où bourgeonne la racine de la tristesse, inexpugnable,
“ces astres ces millions d’astres”
se sont levés.
Une amie qui a étudié Cadou en profondeur me disait un jour s’être un peu détournée de lui parce qu’il est un poète de la jeunesse, ou un poète de jeunesse. Je crois comprendre ce qu’elle veut dire, et puis quoi, il est mort à trente-et-un ans. Pourtant, la jeunesse qui soupire, proclame, hulule et désire dans ce poème est sans âge, sans devenir : présente. Cet amour – le mouvement de cette ferveur, son patient pélerinage, la métamorphose et la constance liées dans le dit de cet amour, la voix du monde dans cet amour, la foi enfin, la foi sans confins de l’aube, quel sommet. Rien n’est à maturer dans cette parole. Et Hana et moi cherchons, tâtonnons, lançons, jonglons parmi les images vivantes, et j’ose la pousser dans cet amour éhonté et vouloir l’y faire adhérer, malgré la pudeur de ses dix-huit ans. Qu’elle sache que cela peut se vivre, que cela peut se dire, que la langue est vivante, et qu’elle a assez de français pour faire l’ascension de ses sommets, dont les pentes ne sont pas nécessairement accidentées et traîtresses. Parce qu’après tout, c’est ce que j’ai de mieux à lui donner aujourd’hui, pour la fêter – la beauté vivante, la poésie.
Je t’attendais ainsi qu’on attend les navires
Dans les années de sécheresse quand le blé
Ne monte pas plus haut qu’une oreille dans l’herbe
Qui écoute apeurée la grande voix du temps
Je t’attendais et tous les quais toutes les routes
Ont retenti du pas brûlant qui s’en allait
Vers toi que je portais déjà sur mes épaules
Comme une douce pluie qui ne sèche jamais
Tu ne remuais encor que par quelques paupières
Quelques pattes d’oiseaux dans les vitres gelées
Je ne voyais en toi que cette solitude
Qui posait ses deux mains de feuille sur mon cou
Et pourtant c’était toi dans le clair de ma vie
Ce grand tapage matinal qui m’éveillait
Tous mes oiseaux tous mes vaisseaux tous mes pays
Ces astres ces millions d’astres qui se levaient
Ah que tu parlais bien quand toutes les fenêtres
Pétillaient dans le soir ainsi qu’un vin nouveau
Quand les portes s’ouvraient sur des villes légères
Où nous allions tous deux enlacés par les rues
Tu venais de si loin derrière ton visage
Que je ne savais plus à chaque battement
Si mon cœur durerait jusqu’au temps de toi-même
Où tu serais en moi plus forte que mon sang.
René-Guy Cadou, Quatre poèmes d’amour à Hélène, 1948.
oh, c’est magnifique : ce que tu dis, comme tu le dis et ce que dit Cadou.
(je ne vois nulle part la fatigue plombée et la tristesse germinant, seulement la jeunesse, celle qui s’indiffère de la fatigue et du temps qui passe car elle résiste aux deux ; pour la tristesse, c’est autre chose, c’est quelque chose que la jeunesse connait trop bien – mais elle n’affleure pas dans ton écriture)
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Merci Carnets, la jeunesse de Cadou et celle de mon élève ont dissipé ce que j’avais de tristesse, laquelle, je dois dire, pèse bien moins qu’aux jours de ma propre jeunesse, et parfois même semble en allée. Je suis heureuse que tu aimes aussi ce poème – quel amour, et quelle chance il a !
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Splendide. Tu m’avais conseillé Cadou il y a longtemps et feuilletant un recueil j’étais comme toi restée sur ma faim. Mais je découvre ces derniers temps de vraies merveilles. Même dans la douleur et le deuil.
Les fusillés de Châteaubriant
Ils sont appuyés contre le ciel
Ils sont une trentaine appuyés contre le ciel
Avec toute la vie derrière eux
Ils sont pleins d’étonnement pour leur épaule
Qui est un monument d’amour
il n’ont pas de recommandations à se faire
Parce qu’ils ne se quitteront jamais plus
L’un d’eux pense à un petit village
Où il allait à l’école
Un autre est assis à sa table
Et ses amis tiennent ses mains
Ils ne sont déjà plus du pays dont ils rêvent
Ils sont bien au-dessus de ces hommes
Qui les regardent mourir
Il y a entre eux la différence du martyre
Parce que le vent est passé là ils chantent
Et leur seul regret est que ceux
Qui vont les tuer n’entendent pas
Le bruit énorme des paroles
Il sont exacts au rendez-vous
Il sont même en avance sur les autres
Pourtant ils disent qu’ils ne sont pas des apôtres
Et que tout est simple
Et que la mort surtout est une chose simple
Puisque toute liberté se survit.
Pleine Poitrine (1946)
et dans un autre registre, ces quelques vers m’enchantent :
Je veux chanter la joie étonnement lucide
D’un pays plat barricadé d’étranges pommiers à cidre
Voici que je dispose ma lyre comme une échelle à poule contre le ciel
Et que des paysans viennent voir ce miracle
D’un homme qui grimpe après les voyelles…
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Oui, ces deux poèmes sont très beaux ! Où la justesse et la simplicité sont au coeur de la beauté même. Ce qui parfois me laisse un peu sur ma faim avec ses poèmes est l’arbitraire des images, qui les réduit à l’ornement – mais je sais aussi que cela dépend de ma disponibilité de lectrice et il m’est arrivé bien souvent de ne comprendre un poème, une image, qu’après avoir vécu (ou simplement mieux dormi!). Un pays parle par Cadou, c’est le genre de choses qui me touche.
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Oui, même impression sur ses images, et parfois elles ont quelque chose de trop sucré à mon goût, dans ses poèmes moins bons. Même impression aussi sur la lecture. Les livres doivent être lus au bon moment, bien qu’il soit possible parfois de susciter le moment par un effort de concentration – dans le sens d’attention, de disponibilité, d’esprit neuf.
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Oui, il y a du joli chez Cadou. Et aussi une grande puissance, comme ici, une possession.
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Je ne sais pas pourquoi les sauts de ligne ont tous été supprimés…
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C’est très beau Frog, ce que tu nous offres ici et merci pour Cadou que je découvre grâce à toi.
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Merci Almanito ! 🙂
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