Un vase débordant d’hortensias bleus trône au centre de la table basse où la vieille Setsuko donne son goûter à Ryo. Pour compléter leur inodore présence, une coupelle remplie de billes de bois de santal est posée à côté. Kanako se met sur la pointe des pieds pour ne pas se prendre la hanche au recoin d’un guéridon qui obstrue le passage. La vieille dame n’a jamais donné dans le minimalisme. « C’est comme dans un jardin, déclare-t-elle doctorale, quelques plantes ou buissons de grande taille créeront, dans une parcelle de piètre dimension, l’illusion de la profondeur, et seront le signe d’un tempérament audacieux et large. Tandis que ces appartements où règne le vide, ma fille, me donnent l’impression de bâiller d’inanition : la matière y tremble d’exister. » De fait, son intérieur témoigne d’un refus de rationner comme de sélectionner : des consoles japonaises, des fauteuils capitonnés à l’occidentale, des étagères, des natures mortes, d’étonnants rideaux damassés à glands, un kakemono, des paravents peints de fleurs de lotus se côtoient intimement, de sorte que passer de la salle à vivre à la cuisine ou à la salle d’eau nécessite de faire conserver à son corps la minceur dont s’exemptent les objets. D’aucuns y verraient certainement un bric-à-brac, mais Kanako trouve à cette abondance une sorte d’élégance, ou plutôt d’aisance, qui la rapproche plus de la collection que d’une accumulation de hasard. C’est plein, mais on n’étouffe pas : les fleurs s’y épanouissent à l’aise et lorsque la vieille Setsuko s’assied devant son plateau à thé, tous les traits de son visage s’accordant en un sourire, l’appartement revêt l’harmonie sereine d’un temple qui inspire à ses visiteurs une espérance dont témoignerait la profusion des offrandes. D’ailleurs, sur les dessins que Ryo fait de sa vieille amie, on ne voit souvent que l’astre d’un visage souriant disparaissant au milieu d’une masse de fleurs. Voyant le soin avec lequel il essayait de rendre les couleurs des pétales, Kanako lui avait demandé : « Voudrais-tu que nous ayons beaucoup de fleurs chez nous aussi ? » Ryo avait réfléchi un moment. « Je crois que les fleurs seraient tristes chez nous, d’être seules toute la journée. » C’était la réponse qu’elle lui avait opposée quand il avait réclamé un chat ou un chien. « Tu sais, Kanako, Mamie Setsuko parle beaucoup à ses fleurs. Comme ça, elles sont contentes. Quand les fleurs sont contentes, elles sont belles. Elles sont comme nous. » Kanako avait admiré la sagesse du petit. Il avait ajouté : « Mamie Setsuko sait beaucoup de choses. » Alors Kanako avait songé à sa propre ignorance, à laquelle elle devinait que l’âge ne changerait rien. Elle n’est pas du genre à tirer de leçons de l’expérience que, pierre affleurant dans le courant d’une rivière, elle laisse s’écouler vers d’inconnus estuaires. Heureusement, elle a Ryo, dont la curiosité et la vivacité compensent la tendance de son esprit à la placidité. Bien sûr, il lui est arrivé de se demander ce que la brièveté de ses relations amoureuses devait à son incapacité à tenir une conversation brillante. Mais la vieille Setsuko, devant laquelle cette interrogation lui avait un jour échappé, avait répondu qu’elle doutait que les couples dont la relation se fonde sur ces plaisirs de vanité soient les mieux armés pour le bonheur, la fécondité et la longévité. Kanako n’avait pas demandé par quelles armes il fallait conquérir ces trois désirables qualités, et ne croyait pas vraiment que la conversation soit vanité, mais elle avait reçu cette parole comme la consolation amicale qu’elle était, avec gratitude. La gratitude – s’il fallait compter et calculer, Kanako, qui malgré son absence de fierté supporte mal d’être redevable, fuirait toute relation avec la vieille Setsuko. Mais personne ne songe à mesurer : il est clair que la vieille dame éprouve à s’occuper du petit une joie qu’une rémunération offenserait. Tout ce que Kanako peut faire, c’est de la traiter simplement, comme une tante dont on ne discute pas l’affection.

Ce soir, d’ailleurs, elle lui ramène du café-restaurant un bouillon à la courge et des bouchées de porc ; une fois ajoutés les nouilles, le beurre au poivre noir et la ciboule, un dîner honorable. Du compartiment de métal de la gamelle, le fumet du bouillon encore chaud se répand dans la pièce et veloute l’atmosphère. D’un coup, Kanako se souvient qu’Oncle Châtaigne avait commandé cette même soupe lors de sa dernière visite au café-restaurant. Tout lui revient. Elle était sur le point d’aller demander en cuisine qu’on lui prépare son habituel bol de riz au saumon allégé en épices, lorsqu’il l’avait arrêtée d’un geste et avait demandé à consulter la carte. Il avait ri de sa surprise : « Allez donc, mademoiselle Kanako. Refuserez-vous à un vieil homme un brin de fantaisie ? Ce soir, j’ose tout ! Et ce n’est même pas mon anniversaire ! » Elle se souvient même qu’avec la soupe de courge, il avait commandé, lui d’ordinaire frugal, des boulettes fourrées au poulpe, des gyoza, puis un gâteau au thé vert arrosé de genmaicha. Il avait mangé avec une lenteur appliquée et l’avait invitée à partager son dessert, ce qu’elle avait refusé ; le patron n’aurait pas vu cela d’un bon œil. Après le repas, il avait poussé un long soupir de satisfaction. « Dire que je n’ai pas mangé de takoyaki depuis… trente ans, peut-être ? Dans mon village du Kansai, à la belle saison, on sortait le soir en commander à la marchande ambulante qui en vendait sur la place. A nos yeux d’enfants, elle paraissait si vieille que nous doutions chaque année de la revoir l’été suivant, mais le beau temps nous la ramenait toujours. Peut-être est-elle toujours vivante, à servir des takoyaki sous les platanes. On les mangeait comme ça, sans accompagnements, les doigts gluants de sauce. Ils étaient à la fois doux et très salés. C’était le goût des soirs d’été, et le goût de l’insouciance. » Quand Kanako lui avait demandé pourquoi il s’en était privé si longtemps, il avait fait un geste vague : « Ah, la santé… », avant d’ajouter : « Peut-être que l’heure n’était plus à l’été ni à l’insouciance. » Il était resté tard, à siroter un café glacé, riant des pitreries du patron qu’une chanson de la radio avait mis d’humeur badine. Peu avant la fermeture, il s’était levé, avait saisi sa canne et, s’inclinant, avait poliment demandé à Kanako de bien vouloir l’accompagner jusque sur le trottoir. Dans les premiers temps de son travail au café-restaurant, la courtoisie presque désuète d’Oncle Châtaigne avait déstabilisé Kanako qui, peu habituée aux égards, s’était demandé s’il se moquait d’elle, mais elle avait bientôt constaté que la délicatesse du vieil homme était sincère et s’adressait d’ailleurs à chacun. Elle avait pris son bras et l’avait accompagné jusqu’au bout du trottoir où il s’était arrêté pour souffler, blâmant la digestion. Il faisait déjà très chaud cette semaine là, et dans le ciel dégagé, les étoiles vibraient avec ardeur. De la pointe de sa canne, il avait désigné quelques constellations dont elle avait eu du mal à distinguer le tracé dans la myriade des points lumineux. « Mademoiselle Kanako, avait-il murmuré d’une voix où tremblait un rire timide, ne les laissez pas me réduire en cendres. Je veux reposer sous les arbres et rêver de ce ciel ma mort durant. » Puis, s’étant incliné, il avait traversé la rue.

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14 thoughts on “Le voyage de Kanako (5)

  1. Encore sous le charme…
    Je me réserve toujours un moment où rien ne viendra perturber ma lecture quand je te lis.
    L’intérieur de Setsuko m’a fait sourire, j’ai regardé autour de moi le bric à brac accumulé et j’en ai conclu que certainement devait se dégager une certaine harmonie de toutes ces choses hétéroclites auxquelles je tiens parce qu’on me les a données 😉

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    1. Merci Almanito de ta lecture bienveillante et attentive ! L’amitié est certainement une bonne raison de conserver les choses, et dans ce cas l’accumulation est la preuve enviable de beaucoup d’affection ! 🙂

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  2. Comme c’est beau ! Je suis tellement contente à chaque fois de plonger dans ton univers, ton écriture. C’est tellement riche et chatoyant, cela comble le lecteur à tout point de vue. Je me sens rassasiée comme dit Carnets.

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    1. Je ne me souviens pas d’avoir voulu une collectionneuse dans le projet de deuxième roman mais j’aime bien décrire les intérieurs et ici, il y a bien sûr un clin d’oeil à tes merveilleuses collections ! 😊

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  3. Bonjour,
    Je crois que vous avez une fan cachée. Quel ne fut ma surprise amusée en lisant les textes proposés pour l’agenda ironique (que je suis depuis quelques mois aussi) hébergé chez “iotop”. Mais peut-être est-ce une coïncidence, qu’en pensez-vous ?
    Au plaisir de lire vos suites.

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    1. Bonjour Delamain ! Je ne suis pas sûre de comprendre votre message, je suis allée voir quelques textes de l’agenda ironique, sans remarquer de lien. Peut-être pourriez-vous m’éclairer ?

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  4. C’est le texte de Lyssa qui remercie une “Fog bien roulée” et semble parler d’amour caché à l’image de votre héroïne peut-être. Elle parle de Zweig (lettres d’une inconnue ?), Mitterrand (Lettres à Anne? ) et d’autres où la littérature sert le réel féminin.

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    1. Ah non je ne crois pas qu’il y ait de lien. Mais merci de m’avoir permis d’aller faire un tour du côté de l’Agenda ! Cela faisait longtemps !

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  5. Je mettrais ma main à couper (et c’est dire si elle est importante avec un pseudo pareil) qu’il s’agit bien de vous. Quoi qu’il en soit, tout le plaisir était pour moi de vous “inviter” à vous promener dans l’a.i.
    En vous remerciant de cet échange, à bientôt, j’espère, pour votre épisode 6.

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