… reprise d’une chanson populaire, d’une chanson d’amour, par un frère et une soeur dont les voix s’épousent comme des peaux.

… or si sa voix à lui demeure en sa clarté et sa jeunesse mêmes mondaine, sa voix à elle est faite de la matière de l’écho, ample comme l’épaule d’ombre de la montagne penchée sur le chemin que le soir hale déjà vers une autre rive, d’une profondeur qui bat au coeur de la chaleur, et d’un timbre tel qu’un murmure suffit non, comme le disait Gracq, à “éveiller l’exacte capacité” de notre âme, mais au contraire à la révéler d’une insondable capacité, et à nous poser là, juste là, au bord du précipice…

 … mais qui sait à quelle vie, à quelle amitié naufragée, à quelle histoire oubliée, l’antre de mon imagination a dérobé ce feu de camp et, sur les troncs roux de conifères trop hauts pour le Vieux Monde, cet éclat familier, cousin du rêve, par lequel la nuit promet un lit de tendresse, le lit où ne s’allongeront ni cette personne que j’aurais pu être, ni ce garçon qui caresse sa guitare, la mienne peut-être, que je lui aurais prêtée avec le tremblement intérieur de qui se donne, et qui chante à mi-voix pour les braises capturées sous ses paupières ; à quelle jeunesse incandescente, à quelle liberté que je me suis déniée, le désir en moi a emprunté de quoi sculpter le visage de cet inconnu, à petites touches de flammes, tandis que le bois crépite et soupire et que dans les feuillées tout là-haut le vent ralentit un instant, curieux de la mélodie et de sa mélancolie…

…. car si je connais moins ton nom que le modelé de ton visage de longtemps prémédité par l’imagination de l’amour, ignorante de ce qui nous a rapprochés cette nuit autour de ce vacillement de flamme, je sais que nous lie cette mélancolie inconnue des petits enfants comme des adultes et qui tient à la gorge la jeunesse parvenue à l’orée du domaine où le temps désormais se décomptera.

Ainsi, j’écris ce passage pour qu’il ne me tranche pas, comme on tient à deux mains la poignée d’une épée pour lui imposer distance, mais aussi pour “vivre et ne pas être vécu” : sans mes mots, cette nuit et ce feu se seraient perdus, ou n’auraient existé qu’assez pour m’entailler sans rien m’apprendre, me laissant l’arrière-goût d’un vague relent d’amertume.

*

La chanson.

 

 

 

9 thoughts on “Camp fire

  1. “cette mélancolie inconnue des petits enfants comme des adultes et qui tient à la gorge la jeunesse parvenue à l’orée du domaine où le temps désormais se décomptera.” Et on la ressent de nouveau, cette mélancolie, en te lisant… Tu décris à merveille le pouvoir d’évocation, ou d’invocation, de la musique.

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    1. Merci Joséphine ! Sans les mots cette mélancolie tournerait mal, je crois.
      J’ai constaté que pour moi, si la musique met en jambe, il vaut mieux sous peine de ridicule se relire en silence. Cela dit, je n’écoute jamais vraiment de musique dans le but d’écrire. Je ne sais pourquoi je tiens à ce que l’écriture arrive incidemment, mais force est de constater que je rechigne à faire autrement.

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  2. Beau comme un poème, j’aime ces voix”qui s’épousent comme des peaux” et ce précipice ressenti rappelé à la fin par ” à l’orée du domaine où le temps désormais se décomptera.”
    Le feu et la musique qui prend aux tripes se tissent pour toujours et remontent intacts, parfois, du fond de l’âme.

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  3. Votre style tellement imagé me transporte toujours 🙂 J’aime ces “visages prémédités par l’imagination de l’amour”, c’est vrai que l’amour ne se contente pas du réel et a une imagination débordante !

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    1. Merci beaucoup Marie-Anne ! 🙂 Je crois que le réel joue un petit rôle seulement dans les débuts de l’amour, et tout l’enjeu et de le laisser prendre sa place par la suite…

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  4. je suis émerveillé par votre texte, mais plus encore par son écriture, son style, que par ce qu’il dit – si tant est qu’on puisse distinguer les deux. votre magnifique prose me rappelle celle de Mike McCormack sur qui j’ai écrit il n’y a pas longtemps.

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