A l’autre bout du train, il y avait Oxenholme (plus tard rebaptisée Bullshead par la puînée, dont la mémoire fantasque avait retenu l’image des bovins), avec sa gare en équilibre à mi-pente, puis les méandres de la route comme une projection de ceux de l’horizon, Sedbergh, Garsdale Head et enfin Bainbridge, pont-sur-la-rivière-Bain, et la grosse bâtisse de 1670. Il y avait surtout la pluie, fine et obstinée, la pluie-jusque-sous-la-peau, l’air de rien, entre deux éclaircies grises et vertes comme le paysage. Mes souvenirs de Wensleydale (“favourite place in the world” du fils) étaient bien différents, baignés dans l’or de soirs lumineux, aimantés par le ruban de la rivière Ure qui sinue à ras d’herbes, paresseuse et brune comme le thé et comme lui puissante, nécessaire. Et la marche qui autrefois fut une immersion dans l’élixir de gloire et de fraîcheur dont est capable juillet, épousant la rondeur de collines couronnées ici et là de prospères sycomores, à jouer à saute-murets sur les stiles de calcaire gris ou de bois, cette année s’est faite aquatique, dans la tourbe sous les chevilles et, au-dessus, dans la pisse céleste ; aquatique et venteuse, maritime donc, mais sans sel ni goélands, puisque nous avions élu les quartiers d’été des hirondelles. Aussi fut-elle plus malaisée, la marche, récalcitrante, essoufflée bien que sans ambition : de Bainbridge on alla à Askrigg, à trois pauvres kilomètres, puis un autre jour à Hawes, une étique dizaine, et enfin au lac de Semerwater cher à Turner, deux miles de nouveau. Pas de quoi se prétendre randonneur ou pélerin. Il y eut bien un pélerinage, cela dit, à la célèbre crèmerie de Hawes où se prépare le vrai Wensleydale (qu’on accommode parfois de fruits exotiques pour plaire aux Américains puisque, selon le fromager loquace qui faisait sa démonstration, “they don’t like the taste of cheese and have to have cranberries with it so as not to taste it”), et aux yeux du fils les torts du monde furent réparés. Est-ce vraiment la pluie qui fit obstacle à la manifestation de la splendeur remémorée ? A plusieurs reprises, au cours des repas pris dans le hall sous la tête impassible d’un cerf figé dans sa jeunesse, une sorte de malaise m’est venue, d’origine digestive peut-être, bien que je ne sois pas sujette à ce genre de choses (enfin pourquoi pas, on vieillit), mais qui touchait bien au-delà, une micro-seconde de vertige, comme la manche entraperçue du désespoir en chemin vers quelque autre havre. Une seule fois eût été oubliée, mais trois, quatre fois peut-être… Je n’y pense vraiment qu’à l’instant de la sensation mais commence à deviner- de bien loin – parmi quelles ombres doit évoluer ma mère perclue de douleurs. Le soleil arriva d’un coup, le dernier jour, brutalement, comme une porte reçue dans la figure, alors on courut à l’abbaye de Jervaulx, étouffée de fougères et de marjolaine, belle à pleurer en sa grandiose ruine, prise dans le miel d’août soudain revenu. Il faut dire que l’herbe là-haut n’est pas comme ici, dans le Kent, maigre et vite jaunie, elle y est épaisse comme un édredon de fraîcheur, à vous donner envie de bêler. Allongée là-dessus, même dépouillée de voûtes et d’hymnes, avec ses tombes menues ouvertes au vagabondage végétal et les tambours de ses colonnes jetés dans les haies, Jervaulx ne peut dormir que d’un sommeil bienheureux. J’y serais restée. Mais il demeurait quelque chose à voir, quelque chose d’aisément manqué, étalé sur le bord de la route derrière un rideau de je-ne-sais-quelle végétation : une réserve naturelle miniature, de la dimension d’un pré, courant le long de l’Eller Beck, une rivière fillette, presque un ruisseau. Un long empoisonnement des sols par le plomb y fait surgir quelques plantes métallophytes rares et, en cette saison, un océan de succises-des-prés, autrement nommées mors-du-diable (devil’s-bit scabious) en raison de racines que le Malin aurait mordues par dépit. Ce soir-là y voguait tout un peuple de paons-du-jour, une flottille d’ailes rouges oeillées de bleu, fragiles et déterminées comme la beauté même, et ce fut une vision pour laquelle mes mots sont trop empâtés. Et pourtant, même là, je n’ai pas pu descendre, pas pu entendre. Il aurait fallu être seule, peut-être, mais alors j’aurais eu peur du soir qui vient et de ne pas savoir le chemin. Or c’est probablement à ceux-là seuls qui osent qu’il est donné d’entendre.

 

12 thoughts on “Wensleydale

  1. As you say, rain makes green, and green grass makes good cheese. You took me back there. I liked the name ‘paon du jour’ – more poetic than the plain English peacock butterfly. A few days sun now before la rentree!

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    1. Merci André ! Les Yorkshire Dales sont ma région préférée d’Angleterre. Si tu aimes les balades par les vallons et les moutons, je te recommande la visite !

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  2. Il y a bien plus qu’une balade dans ce récit, depuis hier je lis et je relis sous le charme sans trouver mes mots qui seront forcément “empâtés” 😉
    C’est peut-être ton regard émerveillé devant une nature pour moi exotique, mystérieuse et envoûtante, habituée que je suis au soleil trop vif, c’est peut-être la vie qui file son temps et nous rappelle que le bonheur est toujours mêlé d’inquiétude pour ne pas dire d’angoisse…
    Ce texte et très intense, à la fois pétillant et solennel, j’ai aimé tes mots sous les pierres, dans la tourbe, derrière les ombres et à chaque recoin de buisson et je me désole de le dire si mal.

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    1. Je suis touchée que tu aimes ce texte et te remercie de ta lecture attentive et perceptive. Tu as raison, il s’agit du temps, n’est-ce pas, toujours du temps, surtout quand on revient en un lieu déjà parcouru, et des signes que la nature nous envoie. Tu parles d’angoisse, c’est bien le mot. Pourtant elle me prend toujours au dépourvu – je ne crois pas être angoissée, ma paresse naturelle me porte à l’optimisme, mais entre deux bouchées, la voilà. Quant aux paysages, c’est vrai qu’ils sont exotiques quand on est du Sud ! Pays d’eau et de luxuriance végétale mais aussi de vent, et une lumière différente. 🙂

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