Les hasards de WordPress me renvoient ce matin à un extrait du Bureau de tabac de Pessoa qu’Andréa avait eu la bonté de partager l’an passé sur son blog (merci encore !). Je le relis, me demandant comment j’ai pu oublié l’avoir lu. Depuis longtemps, je ne m’inquiète plus de la disparition des monceaux d’inutiles faits, gestes et mots dont ma vie s’encombre – c’est qu’à l’Esprit même, qui leur donnerait sens, je persévère à oublier d’ouvrir la porte. Mais que ce poème ait pu ne pas laisser une brûlure vive, ou du moins une cicatrice consciente, je m’étonne, tout de même. Pourtant… à la plaie qui s’ouvre neuve, rouge comme la naissance, je reconnais la possibilité d’une bénédiction. Tout est première fois à qui ne retient pas.
« Je ne suis rien.
Je ne serai jamais rien.
Je ne peux vouloir être rien.
A part ça, je porte en moi tous les rêves du monde.
(…)
J’ai vécu, j’ai étudié, j’ai aimé, j’ai même cru,
Et il n’est pas de mendiant aujourd’hui que je n’envie
Pour la seule raison qu’il n’est pas moi.
Je regarde chez tous les haillons, les plaies et le mensonge,
Et je pense : peut-être n’as-tu jamais vécu, ni étudié, ni aimé, ni cru
(On peut rendre tout ça réel, sans rien faire de tout ça) ;
Peut-être n’as-tu qu’à peine existé, comme un lézard dont on a coupé la queue,
Et la queue du lézard continue d’agiter.
J’ai fait de moi ce que je ne savais pas,
Et ce que je pouvais faire de moi, je ne l’ai pas fait.
Le domino que j’ai mis n’était pas le bon.
On m’a tout de suite pris pour qui je n’étais pas, je n’ai pas démenti, je me suis perdu.
Quand j’ai voulu arracher le masque,
Il me collait au visage.
Quand je l’ai retiré, je me suis regardé dans la glace,
J’avais déjà vieilli.
J’étais saoul à ne plus savoir enfiler le domino que je n’avais pas enlevé.
J’ai jeté le masque et j’ai couché au vestiaire
Comme un chien toléré par la direction
Parce qu’il est inoffensif
Et je vais écrire cette histoire pour prouver que je suis sublime. »
Bureau de Tabac, Fernando Pessoa, Editions Unes, 1993, Traduction Rémy Hourcade
Très beau, très poignant … Parfois le masque est si bien mêlé au visage qu’on ne peut plus l’enlever.
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Ne reste qu’à se demander ce qu’aurait pu être le visage sous le masque.
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Oui … c’est l’énigme à élucider.
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Merci beaucoup, c’est si poignant … voire tranchant …
Si seulement on pouvait enlever ces masques avant qu’ils ne collent trop …
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Oui, cette nudité du constat sans fard, qui tranche et perce. Merci de votre passage !
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Très beau texte ! Pour ma part , je vais conserver les parties que je trouve les plus lumineuse; les éclats d’espérance, sur la cicatrice, le pied de nez ultime : “A part ça, je porte en moi tous les rêves du monde” “Et je vais écrire cette histoire pour prouver que je suis sublime.”
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Oui… mais je ne sais si ces rêves ne sont pas justement cause de souffrance. Merci de votre lecture !
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avec un “s” en fin de lumineuse ^^
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“Tout est première fois à qui ne retient pas”. Merveille que je m’en vais savourer dans un coin connu de moi seule. Moi qui n’oublie rien, et le porte comme un poids 🙂
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Oui… J’ai longtemps été comme toi, ou voulu être comme toi, et puis je n’ai plus pu. Je n’ai pas choisi de changer, cela s’est imposé. Je n’ai pas ta force.
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Je ne crois pas qu’il s’agisse de force, sinon subie, tu sais. C’est quelque chose qui m’est imposé, et ça me fatigue souvent. Je t’envie d’avoir pu déposer les armes parfois délétères de la mémoire…
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Il y a quand même une force à ne pas être écrasée par le poids des souvenirs. Il y a dans tes textes une pugnacité dans laquelle je ressens cette force, au moins de résistance.
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