Il n’y a pas de mot en anglais équivalent à la nuque

celle par exemple de mon ami assis devant moi en cours de maths – pas tout à fait devant, à quarante-cinq degrés, assis de fait devant mon voisin ou ma voisine depuis longtemps glissé(e) dans l’huile de l’oubli -, cette nuque qu’éclairait la lumière de ses cheveux blonds et qui humecte encore mes cils de sève ambrée (que sont vingt ans contre le souvenir d’une nuque)

ou celle qu’hier à l’église, de l’autre côté de la vitre du narthex où, en retard, je restai confinée, couronnait cet énorme noeud, plus complexe qu’un noeud en huit, un tour mort et deux demi-clés peut-être, couleur de chaume pâle imperceptiblement cendrée, d’herbe d’automne, d’après-midi glissant vers la nacre du soir, une pelote de perfection faite chevelure (qui sait si sans la vitre je n’y aurais mis la main, la face, la bouche ?), la nuque d’une jeune fille, grande, vigoureuse, droite d’épaules, dans un Tshirt blanc qui découvrait le bas du ventre, aussi belle, aussi éhontément vivante que sa chevelure, avec ce nez un peu busqué qui prouvait le lien de famille avec les deux femmes qui la flanquaient, l’une aux yeux et aux cils de reine de toutes les Espagnes, cépée d’hiver par nuit d’été, l’autre au regard fauve et un peu las sous les arches de splendides sourcils, toutes les trois ayant relevé leurs cheveux, la nuque offerte

les jambes pleines d’enfants que je perçus avant de les avoir aperçus, rien qu’aux épaules, aux hanches, aux visages me les masquant, et que j’ai retrouvés dans la queue de la communion, une volée de gamins remuants, la raie gominée, suivant une soeur à peine plus vieille, nattes et grands yeux tristes, ribambelle de taches de rousseur chaperonnée sans ménagement par la grande blonde qui fermait la marche

et je me suis demandé comment j’avais pu savoir au premier coup d’oeil, disons au second, que ces femmes étaient des Travellers, avant même d’avoir remarqué leurs hommes, deux individus râblés, dont l’un faisait un effort manifeste pour se tenir pendant la messe et, n’en pouvant plus, se mit à vociférer durant le Te Deum (action de grâce pour Oscar Romero), un bébé dans le noeud de ses gros bras

ce qui de leurs nuques, des riches volutes de leurs cheveux, ce qui de leurs yeux, de leur expression m’avait parlé en premier, m’avait crochetée aux entrailles et au bout des doigts, si c’était quelque chose de farouche dans le port de tête, peut-être, dans la ligne busarde du nez, oui, si malgré elles un pouvoir s’échappait comme vapeur de leurs pores, révélant le paysage sous leur peau, le sortilège de reflets changeants sur les lacs des tourbières, les verdeurs vagabondes constellées de joncs, le ciel fait vent, le vent pour souffle, la sommation de l’horizon, les murs réduits à néant, l’interminable franchissement des frontières et des siècles

et tandis que mon esprit s’étonnait, mon coeur étourdi de rêves nomades en sa cage sédentaire

répondait un cri entre des dents serrées qui ne s’émoussent pas

 

 

25 thoughts on “Voyageuses

    1. Merci Alma ! Je ne sais si c’est vraiment de l’empathie, ou si ces femmes ne furent que l’occasion d’une plongée dans mes propres rêves, mais je veux croire qu’il n’y a pas de pure coïncidences, qu’une rencontre qui vous harponne révèle une mystérieuse relation, non pas entre moi et elles (elles seraient bien étonnées de lire tout ceci !), mais peut-être entre un monde et l’autre dont nous sommes les portes involontaires.

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  1. … Dans quel insondable plongeon nous mène le spectacle d’une nuque. Et quel attrait pour ces peuples nomades qui connaissent le monde et sont peins de ses diverses beautés. Et quel texte, Frog !

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  2. Quel doux voyage vous nous avez offert là. Double voyage pour moi … tout d’abord plongée, aux premières lignes, dans mes propres souvenirs de nuques estudiantines que les années n’ont pas balayé ;c’est vrai ! Puis, dans le dernier paragraphe, voyage dans votre regard délicat , son envolée intérieure et vos très justes réflexions sur la radiance des êtres. Merci pour ces instants

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    1. Oui… je voulais retrouver ton texte, que j’avais tant aimé, mais je ne sais plus quel billet c’est, peux-tu me redonner le lien ? Ton billet était une réflexion et une analyse, quand le mien divague seulement, mais nous faisons souvent voyage par les mêmes chemins, ou des chemins parallèles, c’est remarquable.

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        1. Merci Esther ! Par divagation, je voulais dire que je me laissais porter d’une impression à l’autre sans structure. Chouette, je m’en vais relire ton texte.

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  3. la nuque, le creux du bras à l’intérieur du coude (je crois qu’on l’appelle creux poplité quand il s’agit du genou)… ces points du corps qu’on montre simplement, sans maquillage ni apprêts, ni mine ni manière, ces points du corps où l’on se montre tout simple, sans songer à séduire/réduire/surprendre/contrôler/cacher/masquer.
    et puis là dessus l’envol de tes divagations si justes et riches 🙂
    mais…. tu as fait l’impasse sur le point ?

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    1. Oui, morceaux de peau nue d’ordinaire voilés. C’est vrai, moi aussi je me suis demandé où était passé le point. Je crois que parfois le rythme de la phrase, la mise en page, ce genre de choses, peuvent tenir lieu de ponctuation, au moins partiellement (se passer des virgules, c’est une autre paire de manche). Enfin je n’étais pas partie pour écrire sans point, c’est plutôt qu’il ne s’est pas trouvé là, voilà. 🙂

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  4. Des nuques pour y lire autres vies, autres mondes. Et dans ces frottements parfois s’allume en soi une flamme, un désir qui dormait dans “l’huile de l’oubli” (expression du juste!).
    J’aime beaucoup ta longue phrase et ses blancs par lesquels on te devine, derrière la vitre.

    Ce texte est un écho délicat à ce dont je viens de faire l’expérience à Porquerolles, à plusieurs titres. Merci pour ta finesse!

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      1. Peut-être, j’ai quelques ébauches sur mes carnets, et beaucoup dans le coeur, mais la période se charge de nouveaux soucis et va me laisser bien peu de temps. En tout cas j’aime les nuques dont tu parles et qui me parlent.

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