La voisine est au téléphone. Elle insiste pour que son interlocuteur pense à s’enduire de crème solaire. “We wouldn’t want premature ageing now, would we ?” ; rire.

Je suis sur le banc au fond du jardin, à la fournaise. Les bras me brûlent, les mains, les genoux sous ma robe. Annoncé par un fourmillement féroce sous la peau, le rouge à venir enfle comme une cloque, ça fait mal, c’est bon. Juste sous mon nez se déploient, fraîches encore et comme glissant entre les nappes de lumière, les feuilles des delphiniums, du chardon bleu, des macerons et des benoîtes, sur lesquelles les lames du soleil s’allongent, luisance liquide. Elles sont sans épaisseur, pure surface, miroirs, capteurs, et je m’étonne qu’elles ne s’étiolent ni ne se racornissent, ou du moins laissent deviner un effort, comme les mains crispées des pivoines, champs de manœuvre des fourmis inlassables.

Sourde à ses protestations, je coule mon corps dans le bois frémissant du banc. Dans mon crâne sonné, ma cervelle est près de tourner à l’œuf dur. Dur aussi le bleu du ciel ; dur, le désir de croître des graines de digitales que je sème, l’index du soleil à blanc sur la nuque ; dure, et parfaite, l’arête de l’instant.

Je marche le nez à terre, guettant le long des murs les fruits des semis du vent. Les jours fastes, des touffes de mauvaises herbes choisies pour leur farouche splendeur viennent s’installer chez moi. Je fais des détours pour hanter les coins où croît la valériane rouge échappée des jardins, que je guigne sans oser y toucher – la racine ne viendra probablement pas, et puis ça ne se fait pas, ici, même si c’est légal. Il y a aussi cette lavande pionnière qui a décidé de s’installer dans une fissure de l’asphalte, derrière ma poubelle bleue, que je déracine mal et rempote dans un terreau dont la générosité l’amoindrira, s’il ne la tue. Je la pose à côté des renoncules et l’admoneste – allez ma grande, bats-toi, montre un peu de quoi tu es faite. Pour faire un peu de place à un bout de ruine-de-Rome chipé au pied du mur du jardin des quakers, je déloge un plant d’herbe-à-Robert dont la constellation conquérante s’étend sur un diamètre de cinquante centimètres. Pourquoi ? Accès de fièvre du jardinier qui, pour une plante à venir, autant dire une vision, se laisse aller à détruire ce qui est. On m’avait prévenue : “You’re there already, thinking : grow, grow, grow, die, die, die !”. Et moi qui révère la vigueur indomptable des mauvaises herbes et ne viens affronter le moindre pissenlit que prête à faire allégeance, consciente de ma défaite, je me suis surprise ce matin à héberger l’idée absurde de me défaire d’un de mes érables, sous le prétexte qu’il est trop vigoureux, pas assez aristocratique. Je n’en ferai rien, mais finirai probablement par rogner encore sur la “pelouse”. Quant au grand forsythia, dont la santé vacille, il a raison de trembler dans son écorce.

Pour courber la fièvre, je vais au bois. Dix minutes de marche, et ceci :

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24 thoughts on “Fièvre du jardinier

  1. Seigneur (injonction d’une mécréante à un néant qui n’a qu’un nom de passage), que j’aime ton écriture, ton vocabulaire, la mélodie des phrasés qui laissent béates, cette musique des mots qui rend toute besogne jardinière félicité d’une méditation. C’est beau à mourir !

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    1. Merci ma chère Anne ! C’est drôle comme le jardinage peut-être un moment de méditation intense comme de défoulement total ! J’espère que tu trouves beaucoup de bonheur dans ton jardin aussi.

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  2. Oui c’est beau, ce jardin cache mille trésors, comme ton texte si imagé “les lames du soleil s’allongent, luisance liquide”..Apparemment non, ta cervelle n’a pas tourné à l’oeuf dur 😉
    La chanson disait on gèle au sud, on sue au nord, c’est le cas cette année, je n’ai pas encore rangé mon gros pull de laine. Profite bien de ce soleil!

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    1. Tiens, je ne connais pas cette chanson ! 😊 Je pense que le soleil ne va pas tarder à redescendre te faire visite !

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  3. J’ai ri de la cervelle à l’œuf dur, moi aussi, et de t’imaginer affairée telle l’abeille en son jardin 🙂 Il y a une vibration comique dans ce billet que je ne te connaissais pas, je vois que la fièvre du printemps se répand de part et d’autre de la Manche 😉

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    1. Haha, je n’avais pas pensé en l’écrivant qu’il te ferait sourire mais j’en suis bien contente ! Pourvu que ca dure un peu, ce beau temps !

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  4. Fièvre au jardin (ou coup de soleil naissant ?) comme sur et sous la peau, et voilà toutes ces mauvaises herbes aux noms rares et sonores qui tentent leur chance !
    Jardiner, écrire comme deux moments (parmi d’autres) “de méditation intense comme de défoulement total” : là, iIl faut que j’avoue que je ne crois absolument pas une seconde à la seule fiction de ta cervelle d’oeuf dur. Plutôt graine, corolle ou radicelle pétillantes de printemps 🙂

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  5. Il est génial ce texte, drôle et aussi plein que le soleil de mai!
    Et la photo, c’est une merveille de délicatesse…. 💕 Perfection du monde!
    Merci madame la jardinière enfiévrée d’herbes folles et de graines à grandir.

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      1. Oui! Les collines sont plus généreuses que jamais, elles pétillent presque! C’est une invitation à Tout laisser aller dedans pour pouvoir vivre dehors!
        J’ai aussi un jardin sur une page blanche, mais il n’est pas prêt encore, et trop immobile aussi.

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          1. 😀 je comprends ça! Mais tu ramerais de voir ton jardin à l’abandon aussi…
            (Même moi qui n’ai pas de jardin encore, je suis passée acheter quelques fleurs pour égayer ce qui n’est pour l’instant qu’une promesse minérale et un peu dure: la cour…

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  6. Ce que j’aime chez toi c’est cette capacité à décrire l’instant, avec une précision qui touche au sublime…
    Nous sommes dans ta tête, sous ta peau, dans ce jardin, dans la terre, ce soleil qui cuit en dedans…
    Que c’est beau…
    Merci Frog, continue d’aimer de sentir et de vivre, tu donnes des frissons !
    Co

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    1. Unfortunately, the forsythia has gone completely. It was rotting at the base, some fungal disease. Space for something new, in the future !

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