Chez Réda le ciel domine, inconstant et liquide, miroir de la vie temporelle, et le poète glisse sur ses rives, avec des ailes au coin des paupières. La pipe aux lèvres, les yeux plissés (une poussière sur le cil ?) il salue du menton la mort, menant familière son troupeau de tendres trépassés vers quelque fleuve français – la brume s’attarde sur le chemin de halage, mais par une déchirure dans les nuées furtive une promesse. Il oublie parfois sa pipe au coin de la table, alors je l’embouche en vitesse, tire, tousse et crache un nuage chétif.

Chez Séféris le rhapsode campe au flanc d’un volcan surgi d’une aube rouge sur la mer. Chacun de ses chants est une mouvante sculpture de cendres où s’offre et s’esquive la braise de la mémoire. Prise dans la ronde des Heures, une Erinye égarée se trompe de victime, et Oreste fleurit. La mer même, sang et souffle, a un goût fumé et ferrugineux de vin d’adieu, jusqu’à ce que le matin, par les serres de l’aigle vengeur, brandisse le fouet de l’amour – en une lacération la voici rendue à sa nudité héroïque. Alors le rhapsode, fatigué de sonder l’horizon, s’assoit sous le genêt. De sa flûte, il tire plus de voiles blanches que ne peut l’en déposséder le destin.

Et moi, qui ai cru à la légendaire fertilité des volcans, je rêve toutes les nuits de le rejoindre et de goûter à même sa bouche l’arrière-goût somptueux de Smyrne perdue. Sinon, à quoi bon ce ventre ?

“Ce corps qui souhaitait fleurir comme une branche,
Porter ses fruits, devenir flûte dans le gel,
L’imagination l’a enfoui dans un essaim bruyant
Pour que passe, et l’éprouve, le temps musicien.”

Georges Séféris

12 thoughts on “Ciel et cendre

  1. C’est mieux que somptueux. C’est émouvant, ça touche au cœur, c’est quasi du divin à notre portée et ça ne se refuse pas. Mille tonnerre, Frog, c’est vraiment beau. Suggestion. Votre roman en morceaux épars sur ce site ou un autre ?

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    1. Je ne sais que répondre, à part… merci Anne ! ❤ Ca m'émeut que tu me lises et que les mots te touchent. Pour le roman, je ne l'ai plus touché ni envoyé à d'autre éditeurs depuis que je suis rentrée en Angleterre. J'en ai commencé un autre que je n'arrive pas à déverrouiller pour l'instant. Je songe à auto-publier le premier, mais il me faut des sous, et puis peut-être faire des coupes et modifications. Cela m'encourage beaucoup de savoir que tu as envie de le lire. Merci beaucoup de ton soutien !

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      1. T’ai-je dit que quand j’ai édité mes chroniques à compte d’auteur, j’ai demandé à mes ami(e)s : “qui est intéressé?”. J’ai pris note des commandes, compté le nombre d’exemplaires et demandé à l’imprimeur un nombre suffisant pour couvrir ces demandes (certaines) + une vingtaine ou une cinquantaine, je ne sais plus (cadeau ou autres achats ultérieurs). Donc, je n’ai pas été en déficit calculant le prix du livre + les frais d’envois + quelques euros de plus : on ne gagne pas sa vie mais tout est remboursé. Certains m’ont dit aussi qu’on pouvait éditer des livres gratuitement sur le Net mais ça, je n’en ai pas l’expérience. Faut juste un peu d’énergie pour tout ça. Mais ça vaut le coup.

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    1. Merci Carnets. De Réda, je ne connais pas les textes sur le jazz, mais j’ai bien envie de les découvrir (le problème étant que je ne connais rien au jazz…). Je possède seulement un recueil, qui regroupe Amen, Récitatif et La Tourne, en Poésie Gallimard, et je ne me lasse pas de le lire, relire. Je te le recommande chaudement. Et toi, n’aurais-tu pas envie de publier ou autopublier un recueil de tes merveilleuses histoires ?

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      1. Merci Frog ; je vais chercher ce recueil 😉
        quant à en (auto)publier un, j’y songe… mais c’est du travail : relire, trier, répartir, agencer, bref, voir ce qui pourrait aller avec quoi…. ça n’est pas dans mes habitudes mais j’y songe !
        🙂

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