Remarques en parcourant, de temps à autres, Philippe Jaccottet, une poétique de l’insaisissable de Jean Onimus (Champ Vallon).

La poésie comme quête du réel insaisissable. Comme entreprise par laquelle on ôte, et arrache s’il le faut, les masques rassurants soigneusement plaqués sur la sauvagerie du réel : concepts, mots, dieux, etc. Elle s’opposerait ainsi à une conception de la poésie comme échappée vers l’imaginaire. Celle-ci “colonise les apparences, s’y installe, en tire des figures que l’imaginaire vient ensuite féconder“, celle-là, “d’un geste brusque retourne les apparences et délivre une présence cachée. L’une analyse, décrit son objet, cherche à l’épuiser, visant l’illusion parfaite. L’autre se contente d’ébauches, de notes, de commencements, parfois informes mais encore chauds, colorés par l’appel de flamme qui les a suscités.” (pages 46-47)

Oui, bien sûr, certes (laissons de côté le fait que cette opposition semble ignorer le pouvoir heuristique de l’imagination). On ne peut que trouver plus honnête et engageante une démarche qui évite l’ambition ridicule de l’exhaustivité comme la tâche futile de décorer. Rimailler sans saigner, c’est cool, mais ce n’est pas de la poésie (une carrière dans le slogan m’attend). Cependant, j’ai beau pencher comme l’auteur, à m’en casser la figure, du côté de cette poésie du vertige qui s’écorche à courir après “le réel”, je la trouve à peine moins absurde que l’autre, si le monde l’est (absurde). Cours toujours, poète, le réel a sur toi une longueur d’avance qui s’accroît à mesure que tu penses la réduire. “Retourner les apparences“, vraiment ? Ne neutralisent-elles pas presque aussitôt le mouvement de ta main par une rotation symétrique (oui, dans ce “presque” on peut engouffrer toute une vie) ? Et partant : pourquoi cours-tu, et, à ce qu’il semble, avec l’énergie du désespoir ? Quel feu menace ton arrière-train ? Si vraiment les louanges ne comptent pas, ni la satisfaction de la maîtrise technique, ni le plaisir de s’observer dans le miroir de la page, ni les joies saines que donne une comptine bien rythmée – et si dans ta grande sagesse tu confesses que la vérité est inaccessible -, pourquoi éprouves-tu la nécessité de courir ?

Ici pour moi (pour moi seule, je ne prêche pas), une preuve de Dieu. Tu cours – je cours – parce qu’on nous appelle. Le réel appelle : en lui mystérieusement agit une forme d’amour. Il y a du désir. Paraît qu’Yves Bonnefoy, dans Le Nuage Rouge, se demande “si la charité était une clé en poésie“. Sans avoir lu son livre, il est impossible de savoir de quelle façon il entend cette question. Mais Jean Onimus fait précéder cette citation de cette phrase qu’il ne développe pas : “questions [celles qui alimentent l’écriture poétique] que l’on ne peut se poser que si l’on aime, si l’on participe“. Là ! Voilà !

Mon interprétation d’ignorante va dans ce sens : si la poésie est nécessaire, c’est à la façon d’un acte d’amour. Non : la poésie (au sens large) est nécessaire comme la participation à un acte d’amour dans laquelle notre existence trouve son sens. Les questions que posent le monde, l’existence, la mort, qui aiguillonnent l’écriture, c’est cette disposition même qui nous les fait entendre : c’est pour recevoir les signes de cet amour que fut creusée notre oreille (bien que nous y enfoncions, souvent contraints, un tas d’autres choses). Et je m’étonne que l’on puisse consacrer sa vie à ce genre d’écriture poétique qui aspire aussi intensément à rencontrer le réel (à communier), au point que seule la mort en épuise l’effort, sans en venir à reconnaître, d’une façon ou d’une autre, que la vibration dont on traque l’origine à coups de mots met à rude épreuve l’idée d’un monde absurde.

Masque de nouveau plaqué sur le réel pour en apprivoiser le terrifiant mystère ? Je ne trouve pas que la perception de cette forme d’amour épuise en rien l’opacité du monde. Tout au plus navigue-t-on sur une fréquence où les longueurs d’onde de l’hostilité sont moins perceptibles – les fluctuations et les interférences demeurent. En tout cas, conséquence et non mobile, les chances de dépression sont moindres. Certains (my old self par exemple) me répondront qu’il n’y a pas à éviter la dépression. Que courir après le réel (surtout armé de mots) est pure folie, que l’homme lucide est fou, que la folie est l’horizon de l’existence bien comprise. Peut-être bien. Je ne suis pas mécontente d’avoir vieilli. Je n’ai pas choisi telle façon de percevoir plutôt que telle autre, le temps s’en est chargé. Je ne cherche pas à résoudre l’énigme du monde. Il me semble parfois que le monde vient avec la résolution de sa propre énigme, même si nos facultés ne suffisent pas à l’embrasser.

18 thoughts on “Note sur la poésie

  1. C’est malin (de ma part), de toute cette belle et sage réflexion je risque de ne retenir que le
    “Quel feu menace ton arrière-train ?”
    qui sonne comme un écho à certain Prométhée de lampe de chevet…

    non, sérieusement, je reviendrais lire et relire.

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  2. Tant de choses à dire, sur cet acte d’amour … ^^Je décante et m’en reviens les déposer une fois suffisamment mûries. Quel bonheur que de pouvoir converser de tels sujets avec toi, chère Frog. Le cercle des poètes… 🙂

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  3. C’est un très bel article. Je l’ai lu pendant une formation dont je ne saurais te dire la teneur. Bref, à te lire, l’esprit se décoince, s’étire, se met en jambe. Un bonheur.
    Quant aux questions soulevées: c’est que paradoxalement, le langage poétique a cette particularité d’éclairer le réel, sans rien ôter de son mystère. Et, bien qu’athée, j’entends ce dont tu parles quand tu parles d’acte d’amour. Ecrire, “caresser les choses avec des syllabes” (c’est Chloé qui dit cela), c’est bien une manière de faire corps avec le monde, de l’aimer, de l’épouser, de s’y fondre.

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    1. Merci Clémentine. Eh bien c’est du joli (re la formation) ! Personnellement je ne crois pas qu’on puisse épouser les choses ou se fondre dans le monde par la parole mais que cela ne nous empêche pas d’essayer ! 🙂

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  4. Et pour la formation… un scandale! La seule chose que j’ai retenue c’est l’échange assez vif que j’ai eu avec un inspecteur à propos de la lisibilité des nouveaux programmes. Je ne me suis pas fait un ami aujourd’hui, mais j’ai résolu de ne plus avoir peur de dire ce que j’ai sur le cœur (notamment sur ces questions typiques Educ’ Nat’ où le sentiment de l’absurde est très fort. Ces brumes-là sont bien loin de la poésie dont tu parles.)

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        1. Exactement. Ce que ne comprenaient pas ceux qui me conseillaient de moins en faire, c’était qu’en bossant dur je songeais aussi à ma propre survie. Venir peu préparé en cours, c’est bon pour des gens qui ont plus d’expérience que je n’en avais. Ce n’est pas ce dont tu parles ici, qui est bien plus large, mais ça le rejoint.

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          1. Oui, moi aussi j’ai sur- préparé tant que je n’ai pas eu d’enfant. Maintenant, il y a une plus grande part d’improvisation (pas pour les objectifs mais pour les modalités de travail). Je regrette mon ancienne rigueur mais j’ai gagné -Avec les années aussi – en liberté et en capacité d’adaptation à l’état des élèves. Ceci dit, je me dis toujours que je devrais préparer plus, que j’aurais l’esprit plus serein.

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            1. Je suis d’accord : surpréparer, surcorriger sont des armes de débutant. Sous mes piles plus rouges que bleues, j’ai toujours admiré la souplesse des profs talentueux et expérimentés. 🙂

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  5. Voici, pour l’instant, un premier élément de réponse à ton texte, à ce que l’écriture recèle de ce que j’appelle désir, là ou tu parles d’amour… différence qui m’interroge et me bouscule gaiement. Je l’ai déniché ce matin en ruminant tes lignes, dans le fatras improbable de mes tiroirs numériques 🙂 Et je souris de constater qu’il poursuit la conversation que tu as entamée avec lesnarinesdescrayons !

    « Le désir, je connais. Désir de soleil, d’avenir, d’homme, de fraises en hiver. Le désir de lire et celui d’aller à Venise. Mais je bute sur le désir de poésie. Sans doute parce que je ne sais pas dire ce qu’est la poésie. Il me semble qu’elle est justement, seulement, un désir, celui d’atteindre par les mots le cœur du réel, de tout ce qu’il y a dans les autres désirs et leur inachèvement. Un désir qui traverse toute la littérature, sans distinction de genres et qui se confond pour moi avec celui d’écrire. Il me semble l’avoir éprouvé pour la première fois l’été 2015, dans l’autocar qui relie Duclair à Caudebec. Le soleil se couchait sur la Seine.
    Je me souviens de l’éblouissement de la lumière sur l’eau, des rives noires de la forêt de Bretonne, et du sentiment étrange que je ne pouvais pas me contenter de jouir du paysage, il fallait le fixer par l’écriture et ainsi aller « au-delà ». De quoi, je ne savais pas. Il en est encore ainsi. »
    Annie Ernaux
    (publié dans Poésie première n°16).

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    1. Et maintenant c’est moi qui cogite. Merci pour ce texte – je me permets de te donner le lien d’une autre note que j’ai écrite et qui rejoint ce dont parle Ernaux : https://frogsblog7.wordpress.com/2017/05/08/des-paysages/
      C’est surtout ce que tu dis, désir et amour, qui m’intéresse.
      Il faudrait que je réfléchisse bien plus que je ne suis capable de faire maintenant. Juste quelques “idées” : je ne parle pas seulement du désir d’écrire qui nous habite, mais j’ose placer ce désir dans le contexte d’un amour plus grand exprimé dans le monde (c’est vague à souhait, mais je n’ose aller au-delà de ce que je perçois confusément). Notre désir de créer (corollé à un désir de trouver un fond de vérité, le paradoxe est à mon avis seulement superficiel) est à mes yeux *une réponse*.
      Je sais : ça sonne comme quelqu’un qui veut dire Dieu sans dire Dieu. Je n’aurais pas de problème à dire Dieu si ce mot ne tendait pas à rétrécir aussitôt la conversation à des allers-retours pleins de poncifs sur ce que chacun entend par “religion”. Suivant l’exemple des anglosaxons qui aiment à déclarer d’emblée “d’où ils parlent”, je dirai que je suis catholique, mais que cela n’entre pas de cette discussion : j’ai perçu une “forme d’amour” dans le monde bien avant de me convertir, et du temps où je ne demandais qu’à faire ravaler ses mensonges au curé avant de me le servir aux petits oignons (quel curé ? je n’en connaissais aucun – mais des ouailles, ça oui). Je ne sais comment dire ce que je veux dire sans aussitôt avoir l’air de croire aux fées, d’agiter des cristaux, et d’être accusée de projeter dans le monde mes petites émotions, voire de donner à mon ego des dimensions cosmiques – je suis trop passive pour cela. Bref, je ne sais comment m’exprimer de façon à être entendue.
      D’ailleurs, ce n’est pas une idée originale, ce qui me rassure. Ma façon de voir peut être liée à une vision prophétique de la poésie qui n’est plus à la mode. Pas loin, il y a aussi l’idée que la conscience de l’homme n’est pas seule contre le silence du monde, mais peut être envisagée comme la conscience du monde en devenir (ce qui n’est pas ce que je sens). Cette citation de Jaccottet, aussi : “J’imaginais toute la matière aspirant à ce métamorphoser lentement (…) appelant notre esprit au secours pour qu’il l’arrache à sa pesanteur (…) comme si toutes les choses cherchaient (…) à monter sans relâche, grâce à l’amour qu’elles nous inspirent, vers une sorte de cime” (La Promenade sous les arbres). Bref, je me débats seulement parce que je ne suis pas assez cultivée pour citer les penseurs sérieux qui ont dû formuler tout cela. Je suis désolée pour ce commentaire fleuve qui part dans tous les sens ! Je serai très intéressée d’entendre ce que toi, tu as à dire.

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  6. La cogitation en ping-pong atteint un pic, tant j’ai de choses à te répondre 🙂 Je pense que ce serait peut-être bien d’échanger par mails, histoire de ne pas surcharger nos fils respectifs, qu’en penses-tu ? Si tu le souhaites, je te communique mon adresse, sens-toi libre dans tous les cas ^^

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    1. Tu as raison, le blog n’est pas vraiment le lieu. Je ne suis pas douée avec la technique, d’autres blogueurs ont trouvé mon adresse sur mon blog, si tu veux m’écrire ?

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