Je lis un livre sur Philippe Jaccottet (Une poétique de l’insaisissable de Jean Onimus, chez Champ Vallon). Je suis frappée de ce que cette écriture soit si souvent une façon de soupeser le pessimisme, de rendre compte d’un doute qui ronge obstinément (et parfois de le surmonter – temporairement) et qu’elle mérite pour cela d’être qualifiée d’« écriture de la lucidité ».

Il est indéniable que “toute poésie est la voix donnée à la mort”. J’aime particulièrement l’accent que celle-ci donne à l’écriture de Jaccottet, cette nudité devant les faits. Mais que cet enracinement dans la conscience de notre finitude doive se traduire par l’impossibilité de croire en rien, de conclure à rien, et ainsi de toute joie franche et de toute paix, sinon celle du faible qui s’en remet à des illusions passagères (par faible, n’entend-on pas lâche ?), non, je n’y crois plus.

Il y a bien ambivalence, bien sûr, incertitude, précarité, et les mots lancés comme une audace insensée. Mais il n’est pas irrémédiable ni plus clairvoyant de tourner en rond sur cette aire cernée par le gouffre. La peur hypnotise autant qu’elle avertit. Au-delà, tant demande à être dit.

Mes arguments ? Aucun, ce soir. J’ai si peu vécu, presque une formalité. Ma parole ne peut se réclamer d’aucune légitimité fondée sur l’expérience, encore moins d’une autorité étayée par des victoires remportées sur la souffrance, l’épreuve, la cruauté de la vie. Je suis une chanceuse. Je devrais donc m’excuser, me taire et acquiescer au désenchantement. Et pourtant ce qui me vient et voudrait être dit sonne comme le soleil sur l’enclume de l’été. Il y a une lucidité qui ne se contente pas de quelques rayons perçant les nuages, ne se détourne pas de la célébration. Ce poids de mort dans le soleil n’en éteint pas l’éclat, ni la puissance vivifiante. Il l’exacerbe.

15 thoughts on “Lucidité

  1. Il y a, chère Frog, la force et la beauté extraordinaires de ce que tu écris. Cet élan qui émane de tes mots.

    Mais le miracle, qui permettrait d’adhérer et de croire complètement, est interdit. A juste titre : le miracle est incompatible avec la foi puisqu’il en est la négation. Il faut sauter dans le vide avant de sentir, dans notre dos, les ailes qui retiendront notre chute.

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    1. Merci de ta lecture, Aldor. Entends-tu par miracle une forme de certitude ? Je suis d’accord avec toi, elle ne nous est pas accordée, et probablement à juste titre. Mais je parle justement de cette foi, de la possibilité d’y consentir. Injustifiable rationnellement dans le monde tel qu’il est, et pourtant… Qui, levant le nez, peut ne voir que cendre et désespoir ? Pas moi, en tout cas. Il fut un temps où je me méfiais de tout ou bien concluais qu’un fruit gâté dans le panier justifiait de jeter le tout. Je comprends les angoisses (pour autant qu’on le peut en ayant été épargné). Mais il me semble maintenant qu’il y a plus de joie à saisir. Je me sens “justifiée” par le fait que beaucoup d’autres, comme Lusseyran, qui ont vécu l’enfer (concentrationnaire, pour lui), ont tenu la même conviction.

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        1. Oui. J’avais recopié quelques extraits de son livre “Et la lumière fut” dans deux posts de ce blog (dont un sur la langue allemande, peut-être t’en souviens-tu).

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  2. “Ma parole ne peut se réclamer d’aucune légitimité fondée sur l’expérience, encore moins d’une autorité étayée par des victoires remportées sur la souffrance, l’épreuve, la cruauté de la vie. Je suis une chanceuse. Je devrais donc m’excuser, me taire et acquiescer au désenchantement. Et pourtant ce qui me vient et voudrait être dit sonne comme le soleil sur l’enclume de l’été.”
    J’ai l’impression d’entendre un écho de ce que je connais.

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  3. Je voulais dire, j’ai l’impression d’entendre un écho de quelque chose de très intime et longtemps indicible. Culpabilité d’être une chanceuse…et flagellation: tu n’as pas le droit d’échouer, de pleurer, d’écrire. Etc.
    J’aime aussi Jaccottet mais je me souviens que sa poésie m’avait semblé difficile, il y a longtemps.
    Merci pour ton billet!

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    1. Merci de ta lecture. Je comprends bien ce que tu dis ! Dans ce post je parlais surtout de la difficulté de parler de la joie si on n’en a pas payé le prix. On ne peut le faire qu’en sachant la fragilité de cette intuition (et surtout la possibilité pour d’autres de la contredire totalement – mais chacun ne parle que pour soi). L’admission de cette fragilité est une forme de lucidité et de politesse mais ne réduit pas la force d’une conviction qui rayonne en-dessous. La foi dont parle Aldor. Chloé me disait un jour que le bonheur n’est pas une chose mièvre mais un étendard ( dans les commentaires ici : https://frogsblog7.wordpress.com/2016/04/01/fleur/). Je n’irai pas tout à fait jusque là, mais j’aime la force de sa conviction.

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      1. Oui j’entends bien ton propos. Je crois que nos pensées se rejoignent, m’étant longtemps refusé d’écrire les nuances du bonheur parce que, justement, je n’en avais pas “payé le prix”.
        J’aime ce que dit Chloé. Lire le bonheur est un chemin qui ouvre sous mes pas. Alors pourquoi ne pas l’écrire?

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  4. Je réitère ce que dit Aldor sur la force et la beauté de tes mots, Frog. 🙂
    Je pensais en te lisant qu’il n’y a finalement pour moi pas peut-être à légitimer une parole contre une autre, en vertu d’une expérience vécue ou non. Mais plutôt à embrasser l’idée d’une oscillation -entre noirceur et solarité- qui peut nous traverser à tout moment, s’incorporer en nous sans que cela soit lié aux circonstances de nos vies. Je songe souvent en cela à la profondeur de vue de certains reclus.es, comme les moines, qui vivent protégés des vicissitudes du monde. Leur parole est pourtant au cœur d’une lumière qui a pour moi quelque chose de métaphysique, (sans y mettre quoi que ce soit de religieux d’ailleurs ) et possède un sens que tous ne comprennent pas, mais dont chacun d’entre nous peut entrevoir la vérité. Christian Bobin fait partie pour moi de ces “reclus volontaires laïques”, et ses textes sont lumière tour à tour blanche ou noire… mais emplis d’une conviction et d’une joie aussi fortes et belles que les tiennes. Je t’envie cet élan 🙂

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    1. Merci de ta lecture, Esther. Il est intéressant que tu en viennes à parler des moines ! Il est vrai que leur démarche s’articule elle aussi autour de la mort. Dans leur cas, cette vie à l’écart et prétendument protégée qui leur est souvent reprochée est précisément la condition de la légitimité de leur parole, et le signe visible de l’élection qui fait se précipiter dans leurs monastères toutes sortes de chercheurs (comme moi – j’ai d’ailleurs échoué à gagner une bourse de thèse sur les reclus, héhé). D’ailleurs, même du temps de mon athéisme, je ne comprenais pas qu’on puisse être insensible à la beauté de ce choix de vie radical où, personnellement, je ne vois rien de facile ni de confortable (du moins à notre époque). Ouvrir le présent sur l’au-delà, conjuguer l’abstraction à la présence la plus concrète, se maintenir en état d’éveil dans un rythme de vie aussi régulier, abdiquer sa liberté de mouvement, faire face aux mêmes visages pour le reste de sa vie, etc… pas de tout repos. Mais je ne réponds pas du tout à ton commentaire… ^^;
      Noirceur et solarité sont à mes yeux liées, et j’essayais de dire dans ce post qu’une lucidité qui se détourne de la lumière ou n’ose l’apprécier qu’à travers l’épais voile du doute n’est peut-être pas si lucide. Pour la joie, je ne suis pas naturellement douée, et je la perçois dans le monde plutôt qu’en moi. 🙂

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  5. Je ne sais pas si je dirais comme toi que leur légitimité vient de ce choix qu’ils ont fait, voire que c’est un signe d’élection, mais je leur accorde dans tous les cas d’être une question. Question salutaire d’ailleurs, comme tu le dis quand tu parles d’ouvrir le présent sur l’au-delà… Je trouve très juste ce que tu dis sur la lucidité, même si je ne la conçois en ce qui me concerne jamais que comme voilée par le doute. Foi et Raison, l’éternel et beau débat 🙂 C’est amusant que l’idée de réfléchir à la réclusion ait fait partie de ta vie, c’est un sujet qui m’accapare depuis si longtemps… pour en revenir à la lucidité et sans statuer sur une version ou une autre, je trouverais pour ma part une voie de réflexion intéressante dans le fait de lui substituer le terme d’éveil dont tu parles à propos des moines : ton éveil y serait solaire là ou le mien serait vigilance inquiète ? Il nous resterait quoiqu’il en soit en partage la connexion au vivant du monde. Tes fleurs et plantes, et mes peupliers 🙂

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  6. Je crois que je ne m’exprime pas clairement. Quand je parle de la séparation comme condition de leur légitimité, je ne donne pas mon avis personnel mais je dis le fait historique. 🙂 je ne voudrais pas non plus avoir l’air de faire l’apologie de la foi contre la raison, surtout pas ! 😬 Oui, nous partageons cette connexion avec le vivant, et j’aime quand tu parles de ton jardin… quelle chance, des peupliers ! Chez moi c’est tout petit, mes arbres sont miniatures ou restreints (hêtre pourpre). 🙂

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