Des années d’insomnie distillées dans la bouteille – Jerry finit par se demander si l’adolescent dont il voit tous les mardis trembler la silhouette dans la résille ombreuse de l’aube s’est échappé d’un rêve récurrent, ou si, si le temps a le hoquet (par solidarité). La curiosité le tance, il brûle de le suivre, si seulement son corps, si, enfin. Le gamin fait quelques pas, lance son bras comme pour déployer un filet de pêche, sauf qu’il n’y a pas de filet, se déplace, recommence, et ne revient jamais lever ses filets.
Chaque samedi de mai, Luce s’en va au champ mesurer la croissance des asphodèles. Elle a lu quelque part que la hauteur des hampes florales à leur apogée permet de calculer à quelle profondeur s’ouvrent les Enfers. Elle ne sait plus ni la formule de l’équation, ni le titre du grimoire, mais demeure fidèle aux pulsations de la curiosité.
Vigile pascale : ouverture des portes du temps. Tahar se tient très droit entre les flammes des cierges, les yeux grands ouverts sur la nuit des origines, et regarde sous la voûte les fils des voix s’entrecroiser pour retisser l’Histoire. Tout à l’heure il lui faudra plonger dans l’eau de la mort pour y pêcher un nouveau nom. Il n’est pas sûr d’y survivre.
De la mauvaise graine, voilà ce que tu es : mauvaise tête, mauvaise graine. L’entendre répéter des milliers de fois n’a pas entamé la foi de Gillian en sa propre puissance. Depuis, elle cultive les mauvaises herbes avec le soin que d’autres apportent aux fleurs des horticulteurs : courroie-de-Saint-Jean, herbe-à-Robert, ruine-de-Rome – il n’y a pas de mauvaises herbes, seulement de mauvais jardiniers.
Le facteur entre dans le jardin où, contrairement à l’ordinaire, personne ne lui répond. Claire est allongée face contre terre. Quand il la soulève pour la ramener dans la maison, elle s’imprègne de son odeur de térébenthine.
Voilà bien longtemps qu’Irène ne peut plus quitter son appartement du trente-septième étage. Le verre de sa montre est brisé et elle lit l’heure dans les variations de réflexion sur les eaux de la baie : opaque opalescence, transactions de transparence, mille quatre-cent quarante nuances de fascination. Elle soigne une hirondelle qui, venue se fracasser contre l’écran de son mur, faiblit dans un panier d’osier.
Jour favorable : la conjoncture des mondes est telle qu’en levant les yeux vers le sommet des tours qui fendent les nuages, il voit se refléter des formes et des figures appartenant à une autre vie. Un rayon filtrant, perceptible sur presque toute sa longueur, vient jouer à l’ophtalmologiste et lui vérifier le fond de la mémoire. Pourtant, son nom reste introuvable.
Ayant tout fait dépendre d’un homme qui a eu le culot de mourir, Violette a tout perdu. Enragée contre la vie, elle ne peut se défaire de l’obligation de faire son temps. Pour qui, pourquoi ?
C’est vendredi, Ezéchiel balaie l’église en fredonnant. Il se signe quand il passe devant les statues des saints, mais ne touche que celle d’Antoine de Padoue, pour l’épousseter avec soin. Comme il quitte le parvis, une voix le hèle : « Tahar ! Où donc es-tu passé, on te croyait perdu ! »
Elle parcourt les hauteurs de Nice, inlassablement, à la recherche de Mondo dont elle a entendu l’appel dans un livre. Son sac à dos est plein de galets qu’elle entend offrir à Lullaby. Personnages, lui a-t-on dit. Tout comme elle.
Hana gravit l’échelle du soleil. Osmose : la matière de ses cheveux et de sa peau se fond dans celle, plus dense, de la lumière. On ne voit plus que le logogriphe des écorchures sur ses jambes nues.
Ma participation à l’atelier Onze fois trois trente-trois de François Bon.
Je pique à Joséphine Lanesem la présentation de l’atelier (mon titre est aussi une reprise du sien : Figures de la douleur) : “sculpter rapidement onze personnages, chacun en moins de cinq lignes sous la forme d’un triptyque de trois phrases, qu’ils aient en commun un motif, un lieu, une manière…”
Vous pouvez lire les autres textes ici.
Je suis bien contente que Violette soit ton invitée dans cet atelier, et que tu l’aies placée sur le chemin qui va de Tahar à Ezéchiel. Tout contre ce dernier, elle est entre de bonnes mains…
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C’est un vol éhonté de personnage, je le reconnais ! 🙂 Et je ne lui rends pas justice du tout. Ta Violette est si singulière, butée et superbe.
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Comme c’est beau, Quyên ! Je sens l’hirondelle battre ici des ailes. Tu as vraiment une conception unique des personnages et de leurs relations, ils se rencontrent et s’aiment de manière si particulière et inédite. J’ai une affection particulière pour Luce, la mauvaise herbe mauvaise tête et le personnage en quête de personnages – toi peut-être. La lumière qui les traverse tous révèle une complexité de strates, de reflets et de failles, comme projetée sur le souterrain de leur âme.
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Merci Joséphine ! Parmi tes personnages, que j’ai tous trouvés poignants sans exception en plus d’être brossés avec un art remarquable, je me suis trouvé des affinités avec Myrte, Felice, Irène et Sergueï. Si peu de mots, une telle force de frappe et la vibration de la vérité.
L’exercice n’a pas été très facile pour moi. Du coup, j’ai suivi le conseil de François Bon de partir de quelques personnages que j’avais déjà sous la main et que les lecteurs de l’Hirondelle reconnaîtront. La mauvaise herbe et le facteur viennent d’un nouveau projet et Irène d’un autre. La personne qui sillonne Nice devait être un homme nommé Céleste (carrément inspiré des personnages de tes nouvelles) et puis finalement oui, je me suis dénoncée.
C’était intéressant de participer et je te remercie de m’avoir encouragée !
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Le premier atelier a aussi été le plus difficile pour moi. 🙂
Je n’avais pas du tout identifié l’inspiration mais il m’a tout de suite parlé comme un frère, ce Céleste (prénom mixte comme je les aime), tu me connais mieux que moi-même !
On a une sensibilité proche et même jumelle sur tant de choses mais notre conception des personnages (du moi ? de l’âme ? du caractère ? des relations ? bref ce qu’on appelle bassement psychologie) est vraiment très très différente. Cela m’étonne et me passionne. Et je pleure en lisant L’Hirondelle, ce qui ne m’était pas arrivé avec un livre depuis Leopardi.
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Silence déployé en moi à lire que tu es touchée par l’Hirondelle.
Je crois que je n’ai pas de conception “consciente” de la psychologie. Il me semble que mes personnages principaux émanent de sensations – enfin, je dis ça sans savoir ce que je fais vraiment. Je suis toujours très étonnée et émerveillée de voir la finesse des analyses psychologiques dans certains romans ou nouvelles, sans cesse à me demander comment font ces auteurs pour voir tant de choses. J’ai beaucoup de mal à analyser. Mais ce n’est peut-être pas nécessaire, si le lecteur se laisse malgré tout convaincre…
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Je me suis mal exprimée ! Je n’ai pas de conception consciente et articulée non plus – sinon j’écrirais des essais 🙂 C’est, disons, une vision, une perception.
Quand aux prouesses d’analyse, je me souviens avoir lu Balzac trop jeune – dix ans, Eugénie Grandet – et avoir ensuite regardé le monde éberluée : comment voit-il tout ça chez les gens ? Par quelle lunette ? J’ai compris bien plus tard que l’analyse dans le roman est elle-même fiction et vient surtout de l’observation de ses propres ressorts. J’ai longtemps cherché la lunette magique.
J’évite l’analyse car je n’aime pas l’idée d’en savoir plus long sur mes personnages qu’eux-mêmes. Et comme on en parlait hier, il ne faut pas se perdre dans l’infiniment petit de la nuance ; et j’ai du mal à renoncer à la nuance.
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” il ne faut pas se perdre dans l’infiniment petit de la nuance ; et j’ai du mal à renoncer à la nuance. ” Même combat chez les narines… 😦
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Magnifique traitement de la consigne aussi Quyên! J’ai beaucoup celle qui jardine les mauvaises herbes, notamment.
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Merci Clémentine ! 🙂
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