Extraits de Et la lumière fut de Jacques Lusseyran, dont j’ai déjà partagé un passage sur l’allemand. Dans mon obsession pour le déchiffrement du monde, je copie ces passages pour moi-même, mais ils peuvent en intéresser d’autres.

Souvenir : petite je me suis entraînée à écrire en braille, grâce à la tablette offerte par une amie dont le père était aveugle (et un mathématicien hors-pair). La tablette se trouve encore quelque part dans mes tiroirs, mais j’ai perdu le poinçon.

Sans être aveugle, je reconnais (il faudrait définir ce mot…) tout ce que dit Lusseyran. Sous sa plume la cécité est aussi une métaphore.

Petite enfance (avant l’accident)

Du soleil
“J’avais beau le voir, le soleil, assis au haut du ciel à midi, occupant un point de l’espace, c’était ailleurs que je le cherchais. Je le cherchais dans le jaillissement de ses rayons, dans ce phénomène d’écho que d’ordinaire nous attribuons aux sons seulement, mais qui existe dans le cas de la lumière, à égalité. La clarté se multipliait, se répondait de fenêtre en fenêtre, de pan de mur en nuage, entrait en moi, devenait moi. Je mangeais du soleil. Cette fascination résistait à la venue de la nuit. Une fois rentré de promenade le soir, une fois le repas terminé, à l’instant d’aller au lit, je la retrouvais dans l’ombre. Pour moi l’ombre c’était encore la lumière, mais sous une forme nouvelle et dans un rythme nouveau : c’était de la lumière plus lente.” (p.24-25)

Vibrations
“Les couleurs, les formes, les objets mêmes – et les plus lourds – étaient faits tout entiers d’une même vibration. Et chaque fois qu’aujourd’hui je me mets par rapport à ce qui m’entoure dans un état d’attention affectueuse, c’est cette vibration que je retrouve.” (p.26).

Cécité

Jacques constate rapidement qu’il voit encore. La lumière est en lui, invariable. S’il renonce à se projeter en avant comme le font les voyants, s’il accepte de tourner son regard vers l’intérieur, il y retrouve la lumière et le monde. Il laisse la lumière monter en lui “comme le puits laisse monter son eau”. La lumière le baigne, “élément dont la cécité [l’a] tout d’un coup rapproché”.

Sons
Description du son, de la voix des objets, page 42.
“C’était comme si autrefois les bruits avaient été toujours à moitié réels, faits trop loin de moi, à travers un brouillard. Peut-être étaient-ce mes yeux qui créaient autrefois ce brouillard. En tout cas, mon accident avait précipité ma tête contre le cœur bruyant des choses : ce cœur battait et ne s’interrompait plus.”
Continuité des sons.
“Ils me traversaient. Ils me donnaient ma position dans l’espace, ils me reliaient aux choses. Ils ne fonctionnaient pas comme des signaux mais comme des réponses.” (p. 43 : la voix de la mer).

Les mains, les doigts
“Car c’est une illusion de croire que les objets existent en un point, fixés à jamais, serrés dans une forme et non dans une autre. Les objets vivent (et les pierres elles-mêmes). Ils faut dire plus : ils vibrent, tremblent.”
Il faut que les doigts viennent palpiter avec les choses.
“Moi qui croyais qu’étant aveugle j’allais devoir aller au-devant de tout, je découvrais que c’étaient toutes les choses qui allaient au-devant de moi. Je n’avais jamais à faire que la moitié du chemin. L’univers était complice de tous mes désirs. (…) Mes mains devenues vivantes m’avaient installé dans un monde où tout était échange de poussées. Et ces poussées se groupaient en formes. Et toutes ces formes avaient un sens.” (p. 48)

Écholocation
“Comment dire par exemple la façon dont les objets s’approchaient de moi, si je marchais vers eux ? Est-ce que je les respirais, les entendais ? Peut-être. Quoi que cela fût bien souvent difficile à prouver. Est-ce que je les voyais ? Apparemment non. Et pourtant ! Pourtant, au fur et à mesure que je m’approchais, leur masse se modifiait pour moi. Et cela souvent au point de dessiner de vrais contours, de délimiter dans l’espace une forme véritable, exactement comme dans le cas de la vue. Et de se couvrir de couleurs particulières.”

Laisser le monde venir
Il marche le long de la rue et peut indiquer du doigt chaque arbre, décrire sa forme.
“Il fallait laisser les arbres venir jusqu’à moi. Il ne fallait pas placer entre eux et moi la plus petite intention d’aller vers eux, le plus petit désir de les connaître. Il ne fallait pas être curieux, ni impatient, ni surtout fier de sa prouesse. (…)
Si, me faisant très attentif, je n’opposais plus au paysage ma poussée personnelle, alors les arbres ou les rochers venaient se poser sur moi et y imprimer leur forme comme les doigts impriment leur forme dans la cire. (…)
Des recherches (…) ont établi qu’il existait une perception visuelle extra-rétinienne dont certains centres nerveux de la peau, particulièrement des mains, du front, de la nuque et du thorax, seraient le domicile. (…)
La condition pour indiquer du doigt sans erreur les arbres du bord de la route était d’accepter les arbres, de ne pas me substituer à eux.”

“Nous sommes tous – aveugles ou non – terriblement avides. Nous n’en voulons que pour nous. Sans même y penser, nous voulons que l’univers nous ressemble et qu’il nous laisse toute la place. Eh bien ! Un petit enfant aveugle apprend très vite que cela ne se peut pas. Il l’apprend de force. Car chaque fois qu’il oublie qu’il n’est pas tout seul au monde, il heurte un objet, il se fait mal, il est rappelé à l’ordre. Et chaque fois au contraire qu’il se le rappelle, il est récompensé : tout vient à lui.” (p. 57)

24 thoughts on “Féconde cécité

  1. C’est vraiment magnifique. Nous avons de très mauvais gènes des yeux dans ma famille. Ma grand-mère est aveugle, mon père voit très mal. Je suis moi-même perdue sans mes lunettes. Pour avoir fait l’expérience, enfant, de plusieurs semaines de colonie sans mes lunettes parce qu’elles étaient tombées dans la mer, ces mots sur le nouveau rapport au monde qui s’installe quand la vue n’en est plus le tyran me paraissent d’une justesse absolue. Je me souviens avoir presque remis à regret mes lunettes…
    La sagesse du dernier extrait m’immobilise, me sidère, me change un peu, aussi.
    Merci pour ce partage ❤

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    1. Tu aimerais beaucoup ce livre. Je n’ai pu recopier que ces quelques passages mais le livre est une mine. Sur les sensations, l’amitié, les rapports entre les hommes, la guerre… On ne lit pas souvent quelque chose d’aussi riche.

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    2. Moi non plus je ne peux rien sans mes lunettes. Myope et astigmate, j’entends aussi mal. Mais ces vibrations dont il parle, je crois les avoir toujours perçues.
      Plusieurs semaines sans lunettes ! Ca a dû être tres difficile au début. Les maux de tête par exemple…

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      1. Oui les vibrations… exactement. Je crois aussi que ce sont elles qui font naître les larmes, et la joie. Je peux pleurer pour pour un vieux mur, pour une fleur épanouie, pour un rideau en dentelle qu’une main vient étendre. Je crois que ce sont les vibrations. (Et c’est plus joli que ce qu’on dit parfois de moi : sensiblerie… ou pire.)
        Le monde sans lunettes: j’étais ado. Je ne me souviens pas des maux de têtes. Je crois qu’instinctivement, j’ai accepté de ne rien voir, je n’ai pas du forcé sur mes yeux (alors qu’aujourd’hui les migraines m’assomment régulièrement) et accepter de m’immerger dans un monde nouveau que me livraient mes autres sens. Je n’ai jamais tant savouré le bruit des vagues, l’odeur du sel, le vent, les mouvement des êtres autour de moi, le claquement des voiles sur les petits bateaux. Je marchais lentement, c’était doux.

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        1. Nous avons en commun avec Lusseyran de vivre dans un monde habité. Quand il dit que l’univers vient à lui, ce n’est pas une image. Je dois dire aussi que Lusseyran est croyant mais ce n’est pas nécessaire pour vivre ce qu’il vit, comme tu le sais bien. Car le monde n’est pas Dieu. Je le crois, comme nous, dans une relation à nous et à Dieu. C’est un des aspects que j’exprime très mal en disant qu’il y a dans les paysages et leurs éléments quelque chose de personnel. Pourquoi alors serait il ridicule de pleurer devant un vieux mur ? Tu entends simplement ce qu’il te dit / ce qui se dit à travers lui.

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          1. Alors le monde, les paysages en tant que c’est le monde qui s’offre à nous, seraient peuplés de nos regards? Sont-ce les yeux attentifs qui font que le monde vibre et nous parle? Parle-t-il aussi à ceux qui n’entendent pas?

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            1. Je vais essayer de donner ma réponse, imparfaite, partielle, brouillonne et ne valant que pour moi-même. Conviction constante depuis l’enfance : le monde est animé. Suis-je animiste ? Non, je ne crois pas que le fleuve ait une âme. Mais je ne crois pas que l’émotion que nous donnent les paysages soit un accident. De même pour toute forme de beauté. Je cite François Cheng : “beautés subtiles ou sublimes, qui nous convaincra qu’elles relèveraient de combinaisons de hasard? Il y a l’âme du monde qui aspire à la beauté, et il y a l’âme humaine qui y répond” (De l’âme). Je ne crois pas que notre regard invente la beauté qu’il projette sur le monde. Je crois que nous sommes faits pour trouver un chemin vers notre accomplissement (salut ou autre) à travers une relation avec le monde (dans laquelle se tissent bien des choses ayant souvent à voir avec la mémoire, c’est-à-dire avec la fabrique de notre intériorité : histoires familiales, lectures, Histoire). Dans cette relation, le monde joue sa part, une part active, pas juste nous. Je sais bien que je ne suis pas claire, que rien de cela ne peut être prouvé, etc. Que mon présupposé est que nous avons une âme – basse continue – qui entre en résonance avec la gloire infusée dans le monde. Quelque chose de l’ordre de l’immanence, non pas par opposition avec la transcendance, mais avec la séparation. Il y a distinction (nous avons une âme individuelle, le monde n’est pas une personne et nous ne sommes pas le monde, et le monde n’est pas Dieu) mais pas vraiment séparation, parce qu’il y a amour.

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              1. Merci pour ta réponse, qui n’est pas brouillonne du temps. Ton regard est plus aigu que le mien, qui est encore confus. Confus comme je sens confusément quelque chose de l’ordre du lien peut-être, de l’écho, sûrement, entre le monde et moi, entre moi et le monde (moi non en tant qu’individu mais en en tant qu’être humain). Je pense aussi que l’on a une âme, mais indépendamment de toute considération religieuse, et étrangement, je sens cette âme comme totalement nourrie du corps, liée au corps, et donc au monde physique tel qu’il se présente à nos corps-âmes. Vois comme ma réponse est aussi confuse que ma pensée! Quant à la question du hasard de la beauté du monde… je suis tentée d’y croire car le hasard est fécond en beautés, non? (évidemment je suis absolument étrangère à l’idée de Dieu, non que je la refuse, mais je ne peux la faire mienne, la concevoir véritablement). Mais la relation entre le monde est l’homme, leur rencontre a quelque chose de divin (ah ah, n’ayons pas peur des paradoxes!). Bref, je me noie moi-même!

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                1. Oh mon regard est bien confus lui aussi ! Ce sont des choses plus dicibles par la poésie qui peut télescoper les distinctions habituelles de notre intellect (comme le disait bien mieux Joséphine au sujet de la poésie de Guillaume Sire). Oui, l’âme est liée au corps, je le crois aussi.

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            2. C’est pour moi la fonction de la poésie que de déchiffrer cette relation, d’en convertir les signes en langage. Ou plutôt : la poésie peut avoir mille fonctions, mais ma pratique personnelle va dans ce sens.

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                  1. En lectrice fervente d’Eluard, je crois avoir un rapport plus charnel à la poésie. Faire naitre des images saisissables comme des corps. L’évidente simplicité du monde physique, son caractère divin et sensuel. Le sentiment incarné dans les choses peut-être est-ce la même chose que ce que tu dis?) Je ne la pratique pas tant d’ailleurs, la poésie, il faut du courage pour cela!

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                    1. Oui, peut-être que cela rejoint ce que je dis. Il y a une belle citation d’Eluard sur la page du CNRTL définissant immanence : “Tout ce que j’aime, tout ce que je pense et ressens, m’incline à une philosophie particulière de l’immanence d’après laquelle la surréalité serait contenue dans la réalité même (ne lui serait ni supérieure ni extérieure) (Éluard, Donner,1939, p. 122). Pour moi, je crois que la surréalité est présente dans la réalité, mais qu’elle la dépasse.

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                    2. Voila, la voix d’Eluard. Qu’ai-je à ajouter?
                      J’ai tendance à ne pas croire, comme lui, que la surréalité dépasse la réalité. Mais qu’en sais-je, au fond? Je crois que d’une certaine manière, j’envie ta Foi, qui m’est inaccessible.

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  2. Obsession, le déchiffrement du monde ? ou son défrichement ? Plutôt simple et lente et constante application a comprendre, nommer, goûter. afin non de saisir le monde (saisir, la main qui attrape et qui ne lâche pas !) mais d’y trouver son creux, son espace, où, sans se soustraire au monde, on ne se heurte pas aux autres (hommes, bêtes et collines).

    disant cela (d’un ton un peu pompeux 😦 ) je ne dis rien de Jacques Lusseyran dont j’ignorais tout et qu’il va falloir lire. Après l’Hirondelle.
    Merci Frog !

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    1. Déchiffrement plus que défrichement, pour moi. 😉 J’ai essayé de mieux cerner cette histoire de déchiffrement (en partie) dans un commentaire à Clémentine, plus haut. A propos de la main qui attrape : “Du temps que j’avais mes yeux, mes doigts étaient raides, à demi-morts au bout de mes mains : ils n’étaient bons qu’à faire le mouvement de prendre” (p. 47). Je ne m’applique pas, je ne suis pas très douée pour cela, je suis en état d’attention (comme Jacques). Mais ne pas s’appliquer à comprendre, c’est se condamner à l’ignorance, et la mienne est grande. Je suis contente que les extraits t’aient plu !

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  3. Toute perte est un don. Elle nous ouvre au monde à sa façon. J’ai une très mauvaise vision et je portais même un cache-oeil petite pour la corriger mais je crois que ça n’a rien à voir avec être aveugle. C’est un autre monde, et il y a tant à en apprendre. Merci pour ce partage.

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