Je lui appartiens par mes enfants
qui lui appartiennent par leur famille paternelle
qui lui appartient par le flot des Irlandais venus se répandre dans ses rues depuis Liverpool où ils trouvèrent à s’employer dans les manufactures de coton, se consolant de leur exil dans ses inlassables pluies douces.

Cosmopolite et industrieuse, généreuse et sans détours, le verbe haut et sarcastique, elle a la modernité un brin vulgaire et l’orgueil plébéien – c’est ici le berceau du prolétariat originel. Ses enfants n’aiment rien tant que la compétition, surtout si elle leur permet de frotter dans la figure des habitants des autres reines du Nord, Leeds et Liverpool, le gros sel de leur supériorité. Il arrive cependant que l’on s’allie, quand il s’agit de faire sentir à quelque arrogant venu du Sud et pire, de Londres, qu’il n’est qu’un Southern softie. Mais l’étranger que ne titille pas la susceptibilité trouvera ici un accueil d’une exubérante chaleur et se consolera des quatre vérités dont on le gratifiera par la certitude de n’être pas traité avec hypocrisie. Manchester ne tolère pas la diversité – elle s’en réjouit. À une condition : visiteur, remise au fond de ta poche tes titres et tes prétentions ! Le snobisme est ici le premier des péchés capitaux, on n’aime ni la hiérarchie, ni passer par quatre chemins quand un seul mène au but. Manchester, ou le prix de la vérité.

Son accent lui ressemble, nasal, aigu, impatient, à l’opposé de celui de Leeds, sa rivale, qui traine ses voyelles avec l’énergie d’un éternel candidat au suicide. L’un et l’autre restent compréhensibles aux oreilles non initiées, ce à quoi se refuse celui des scouse de Liverpool (plus fiers, tu meurs) – je ne sais s’il existe d’autres régions du monde où, de villes aussi proches, peuvent émaner d’aussi irréconciliables accents.

On rend un culte assidu à une Triade sacrée constituée de la Politique (le Parti Travailliste), la Religion et le Football (Manchester United ou Manchester City, qui se départagent moins par la religion que par des critères géographiques). Dans les années soixante, les murs de bien des intérieurs mancuniens s’ornaient des portraits du pape, du Président Kennedy et du manager des Red Devils. Entre ces trois puissances l’ordre de préséance variait, mais il n’était pas rare d’entendre dire, comme Ken Loach le fait remarquer par un personnage de Looking for Eric (Cantona, bien sûr) : “you can change your religion, you can change your woman, but you can’t change your football team”.

A une fille de Lyon, ville de bonnes manières bourgeoises, Manchester offre un dépaysement assuré ; c’est le coton contre la soie et le Nord contre le Sud. Si je m’y sens chez moi, si j’ai pour elle une tendresse franche, c’est qu’elle sera toujours la ville où est née, a vécu et est morte l’arrière-grand-mère de mes enfants. Menue, active, inquiète mais courageuse, c’était une de ces saintes que leur discrétion tiendra à l’écart de la consécration du calendrier. Pour être discret, le miracle qui consiste à aimer et servir avec modestie et constance, au besoin avec acharnement (privations de la guerre et de l’après-guerre), à toujours accorder à autrui la première place, n’en est pas moins renversant ni, surtout, moins fécond. Elle fut très aimée et jusqu’au bout très entourée. Lorsque le grand âge finit par la débarrasser des délicats oripeaux de son désir de respectabilité – un si chaste désir ne saurait être péché – Manchester s’affirma en elle. Et elle qui toute sa vie s’était interdit les critiques et les commérages trouva à l’une des dents jaunes, à l’autre trop de gras sur le corps, à son fils qu’elle ne reconnaissait plus une barbe insupportablement mal taillée, à sa petite-fille une coiffure ridicule. Dialogue :

“Who are you ?
– M.
– Well, that doesn’t tell me much.
– I am your son.
– Since when ?!?
– Since 1945.
– Nobody ever tells me anything !

À Manchester chacun se souvient de la dernière bombe. Cette délicate attention de l’IRA avait réduit en gravats deux bâtiments et soufflé les fenêtres sur un rayon de deux kilomètres. Autre temps, autres mœurs : l’IRA avait prévenu, personne n’était mort.

Ce soir, je regarde les visages des enfants morts ou disparus, pensant aux grands-parents qu’ils seraient peut-être devenus.

12 thoughts on “Manchester

  1. Merci Quyên, pour ta justesse, ta lucidité, le monde que tu vois sans concession et pourtant avec tant de tendresse. Quand on perd les mots et qu’on les entend tourner à vide autour de soi, c’est une grâce de te lire, comme retrouver du sens, sans qu’il soit imposé.

    Liked by 2 people

  2. Où il est – encore, toujours – question, pour qui comme moi ne sait que relever les détails, [peut-être parce que certains prétendent qu’on y croise le diable, alors que celui-ci ne s’abrite peut-être que dans les détails qu’on ne relève pas] question, donc, de poche, de ville et de discrétion. Et d’accents, bien sûr – quelle langue, quelle ville pourrait se passer d’un accent qui lui offre en propre les mots partagés ?

    Liked by 1 person

  3. J’ajoute : tu m’as fait rire avec l’anecdote de l’arrière grand-mère et sourire tout au long du texte jusqu’à la chute, glaçante… Et je ne sais comment l’expliquer, mais j’ai trouvé ce ton bien plus délicat, humain et aimant que tout ce que j’ai pu entendre ou lire sur le sujet. Il y a comme une dignité que tu rends.

    Liked by 2 people

  4. La grand-mère: vérité crue et sourire rendu, et froid dans le dos. Tes yeux attentifs et tes mots posés sur cette ville: lumière que tu lui rends…. merci Quyên pour la pureté, et la sincérité bienveillante et empathique de ton regard.

    Liked by 1 person

      1. Ce semble dérisoire, mais le sourire que fais naître, ce n’est pas tout à fait rien. Bien sûr, Manchester est ensanglantée, touchée dans sa jeunesse et son innocence, et je ne sais ce qui pourrait essuyer ses larmes…

        Liked by 1 person

Leave a comment