A Nanou

Exploit : nous ne sommes presque pas en retard, la prière pénitentielle n’a pas commencé. Blanc et or dans le sanctuaire, le curé déroule une phrase dont nous avons manqué les prémices. Mon oreille détecte un fond d’impatience dans sa voix, une très discrète nuance de sarcasme, et aussitôt mes antennes se dressent : “…et il arrive même que parfois, on ressente les bienfaits de nos réunions dominicales…. C’est à dire que cela dépend peut-être de la façon dont nous nous y préparons”. Touché, coulé.

Remonter le bas-côté gauche (une petite trotte : notre église est un grand vaisseau néo-roman sorti des vagues de la tourmente haussmannienne), que l’usage semble réserver aux familles avec enfants en bas-âge – virage – se réfugier dans le bras du transept. Personnellement, je préfère m’installer dans la nef centrale, être sous le feu constant du regard du prêtre, mais les impératifs qui accompagnent la présence de jeunes enfants semblent avoir désigné ce lieu stratégique (moins de monde, position décentrée et en retrait, mais secrètement plus proche du chœur) comme notre refuge dominical. Le matériel de coloriage est prêt, mais il se trouve qu’aujourd’hui, les enfants ont le nez dans les livrets qui leur expliquent le déroulement de la cérémonie. On ne quittera cependant pas l’église sans que l’un n’ait donné au curé un origami élaboré évoquant une fleur tropicale, et l’autre un assemblage de couleurs téméraires représentant “…une sorte de… d’oiseau ?… Merci, merci beaucoup, je suis gâté !” (le saint homme !).

Il y a une fille miniature qui va et vient, le cheveux rare et la jupe en corolle. Elle se met à courir, aimantée par les escaliers comme seuls le sont ceux qui, même en rêve, n’ont encore jamais senti le glacial attouchement de la peur. Sa course étincelle d’une joie de sou neuf, son rire est frais et mouillé comme une feuille de mars, c’est un printemps fait chair. Joie du corps ! Rien qu’à la voir on sent ses muscles frémir. Dix mètres derrière suit un homme, haut, grave, barbu, qui doit être le père. Dix mètres : j’admire la confiance, l’abandon, l’espérance.

Au quinzième passage, toutefois, le charme s’émousse. Mon admiration (qui était déjà un peu forcée, je l’admets) aussi. Première intrusion dans le chœur. Le père n’ose suivre, fait le tour, finit par récupérer la fugueuse. Moi, je suis déjà perdue pour la bonne cause, basculée corps et âme du côté obscur de la force, irritée bien au-delà du raisonnable contre ce géniteur incapable dont le visage a l’impudence de ne pas trahir la confusion (il doit bien être embarrassé, quand même, non ?), et plus encore, contre la laideur racornie de ma mesquinerie. Ami lecteur, je t’épargnerai la cavalcade des pensées charitables sur l’éducation non-violente qui me traverse alors l’esprit, à faire pâlir l’armée de Gengis Khan. A la troisième intrusion dans le chœur – la petite court droit vers le tabernacle où s’affairent les servants d’autel  –  le père doit suivre et finit par la ramener, hurlant, vers le fond du transept. Je l’entends dire à sa fille qu’il n’est “pas content” (ben voyons, les enfants ont toujours tort). Je suis au bord de m’arracher les cheveux.

Le père incompétent et son trésor braillard ne sont pas seuls en cause. C’est qu’aujourd’hui, le sermon porte sur la question du mal dans le monde et sur la responsabilité de Dieu. ENFIN !!!!!! Malgré mon agacement, j’écoute comme si ma vie en dépendait. Absurdement, j’espère LA réponse qui m’éclairera, l’interprétation neuve et qui fera mouche, autant dire, le saint Graal. Mais non, bien sûr que non, rien du tout, tour de passe-passe. Quelle peine ! On n’est pas dans le “jésuitisme” (les Jésuites ne méritent pas ce qu’implique ce terme, loin de là, mais c’est un autre débat) : je n’ai aucun doute que le prêtre pense ce qu’il dit, que ses paroles répondront aujourd’hui à des questions que se posent d’autres personnes dans l’assemblée. Mais je piétine comme une gamine : à MOI, à ma question, rien, et pourtant on m’a fait croire que. La frustration m’étouffe.

Devant moi il y a cette famille que l’on voit souvent le dimanche à onze heures. Je ne sais pas quel miracle préside à la constitution de ces familles-là : les parents respirent la sérénité, la mère a, outre une beauté espagnole et subtile que je trouve proprement inspirée, des manières précises et douces, et contre l’épaule du père on voudrait venir puiser une paix qui n’est pas de ce monde. Les fils, à peine adolescents, sont beaux, calmes, complices et, croyez le ou pas, concentrés, oui, absolument, concentrés. Les filles sont petites et chuchotent paisiblement. Personne jamais ne gigote, ne geint, ne crie, ne soupire d’ennui. L’envie ne m’atteint même pas : on n’est envieux que de ce qu’on croit qu’on pourrait posséder et dont on s’imagine dépouillé par l’injustice des circonstances. Ces gens-là évoluent dans une dimension à laquelle les boules de nerfs de mon genre n’ont pas accès, je l’accepte, et je me réjouis d’être seulement admise si près de ce qui m’apparaît comme une forme de beauté salvatrice.

Et puis il y a le vieil homme qui distribue la communion. Je le connais un peu (très peu) car nous participons ensemble à un groupe de lecture d’Amoris Laetitia (la merveilleuse encyclique de François sur la famille). C’est un ancien médecin à l’œil espiègle et au sourire fin, et un catholique qui aime faire le malin ruer dans les brancards, questionner les “règles”, déborder. Il croit au Progrès. Je ne suis pas souvent d’accord avec ses propos, et je le trouve aussi un peu trop enclin à ramener toute question à sa propre expérience (je vous entends, c’est une tare dont je ne suis pas exempte, disons que tout est affaire de fréquence). Je l’avoue, je le trouvais peut-être un peu égocentrique, comme le sont parfois les hommes à qui leur profession ont donné l’habitude d’être écoutés et approuvés, et qui en tirent des conclusions indues sur leurs capacités. Seulement voilà… Depuis mon banc que je ne quitterai pas, je le regarde (et pendant quelques secondes, ne le reconnais même pas). Je le regarde bouleversée.

Jamais je n’ai vu donner la communion ainsi. Une splendeur naît dans ce coin sombre de l’église. Je ne peux détacher mes yeux de son visage, de sa main qui se dresse, fine et puissante. Chaque personne qui vient à lui est reçue par un sourire rayonnant, habité, personnellement adressé. Dans les yeux, l’étincelle espiègle se révèle de joie pure. La voix porte une présence, une tendresse, une fraternité véritables. Il ne distribue pas des hosties. Il vous reçoit et s’installe en vous pour qu’advienne, sur la terre comme au ciel, le Corps du Christ, transcendant les barrières entre les mondes.

22 thoughts on “Scène dominicale (ou Ça commençait bien mal).

  1. Merci pour ce récit – drôle, sincère, touchant, magnifiquement écrit, mais ça n’est pas toute la question – d’une expérience qui m’est si étrangère – sauf l’irritation qui monte en vague contre mes contemporains, sauf le terrible désarroi face à l’absence de réponse à ma question alors que tout le monde semble comblé de ce qui vient d’être énoncé, sauf ce redoutable étonnement devant ceux qui paraissent si bien et épanouis… et cette surprise toujours renouvelée de trouver, par hasard, ici ou là, un fragment de joie pure. Surprise, tiens, comme tout de suite, là, en lisant ton récit. Merci !

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    1. Oh merci !!! Je suis si contente quand croyants et incroyants peuvent partager, meme des histoires de “bondieuserie”. 😉 et oui, aussi, tout ce que tu viens d’évoquer, irritation, désarroi, redoutable étonnement. Le temps qu’on passe à tomber sur le … 😉

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      1. Mais ta foi n’est pas une “bondieuserie” ! (Pas plus que mon incapacité à croire une incroyance 🙂 ) Et outre nos chutes sur le… devant l’incroyable spectacle du monde qui bouge ici et maintenant, je pense qu’on partage aussi des méditerranées rêvées, des mirages d’Odyssée et deux ou trois autres ébahissements – la liste n’a même pas besoin d’être achevée.
        🙂

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        1. Rien à voir, Carnets, mais je voudrais glisser ici que j’espère toujours tes rideaux et ta ville et ta poule amoureuse. Sans compter le Jules-Grevisse, cela va sans dire. 🙂

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  2. Je ne saurais mieux dire que M. Paresseux (comme souvent). Moi qui ne suis pas croyante et me sens radicalement étrangères aux rites religieux, j’ai le sentiment que ce que tu racontes si bien, si sincèrement, si drôlement, est tout proche de moi. L’église, ou ton texte, sont des théâtres de la variété du monde.
    Ton étonnement devant la famille qui semble parfaite… Je m’y vois, et je serais comme toi, ébaubie mais pas envieuse, certaine que cela n’est pas pour moi. Cependant la perfection masque tant de misères…

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    1. Héhé, je suis contente si tu peux te représenter la scène !
      Quant à la famille, ils ont sûrement leurs tribulations, mais ils ont ce visage conscient et paisible que l’on ne peut soupçonner de faire semblant. C’est ce qui m’a frappée avant tout, on ne sent pas le désir de paraître parfait. Après, what do I know ?

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      1. Oui, je crois que je vois ce que tu veux dire. Une perfection qui ne semble pas un habit d’apparat, qui semble vraie . C’est bien comme cela que je l’avais comprise et c’est la seule capable de m’ébahir. Mais je maintiens: même cette perfection qui semble ancrée, profonde, naturelle, cache parfois ce qu’on n’ose imaginer…

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  3. Ah ! Cette fin qui rachète tout ! Je plaisante… Plutôt : cette communion dont le seul spectacle fait s’évanouir toutes ces pensées, pas bien méchantes mais un peu négatives, qui vous trottaient dans la tête et que vous tourniez contre vous et les autres. C’est une belle eucharistie….
    ses à tout

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  4. … C’est parti avant que je n’ai fini. Je ne connais pas l’eucharistie. Mais la grâce. La grâce qui lave tout et donne sens à tout, l’amour me la fait connaître. Même si ça n’est pas l’amour de Saint-Augustin.

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        1. Bonjour Aldor, je suis surprise et un peu émerveillée que vous ayez pu faire l’expérience réelle d’un tel amour. Pour ma part, j’ai bien peur d’avoir une idée trop absolue du salut pour que nos (précieux et féconds) amours humains ne se heurtent bien vite à la fatigue, aux échecs, à la maladie ou à la mort. Pardon de mon pessimisme!

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          1. Bonjour, Jehanne,

            Peut-être, après tout, suis-je abusé moi-même… Je ne connais, de fait, que ce que je connais, ne puis parler que de cela et ne puis comparer qu’à cela…

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  5. Je trouve ton texte ce matin, et quelle joie de le lire (et quelle joie qu’il soit pour moi…)! Ah je reconnais bien ton transept encanaillé par les enfants; moi aussi je préfère la nef, pas trop devant si possible, en plein milieu du peuple, mais voilà, c’est notre coin dédié. Je sens que bientôt, tu ne voudras plus rester sur ton banc car comment choisir de pas goûter à ce trésor entrevu!
    “Fais de nous en seul corps et un seul esprit dans le Christ”, oui, comment résister à cette communion?

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  6. Comme Carnet, je suis étrangère à jamais à cette institution et à ses rites que pourtant enfant, je fréquentais en bonne fille respectueuse des ordres familiaux. J’ai pourtant lu ce texte, d’une traite et sans le lâcher. Car l’écrivaine (je déteste ce “vaine” à la fin), l’auteure, bref, le talent d’écriture transcende l’agacement qui aurait pu naitre à la lecture du rapport de cette messe dominicale. D’une part, j’ai reconnu tout ce que j’avais connu, des sentiments ou des émotions qui nous font rejoindre la communauté d’une certaine famille. D’autre part, c’est très bien décrit et jamais ennuyeux, sentencieux, moralisateur ou prosélyte. Donc, bravo.

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    1. Merci Anne ! Vos compliments sont très appréciés, d’autant plus que j’aime votre écriture. J’ai remarqué dans vos fantaisies la présence appuyée d’un vocabulaire religieux haut en couleur qui me fait souvent beaucoup rire ! Les Canadiens font cela aussi, je crois, des blagues et des expressions pleines de references liturgiques détournées.
      Je suis soulagée de ne pas vous avoir agacée ! Et le ton prosélyte m’irrite moi-même beaucoup, j’espère ne pas tomber là dedans. 🙂

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