Chose promise, chose due. Voici le texte de Julien Gracq dont je parlais dans mon billet précédent, et qui est un de mes passages préférés du livre d’où il est extrait.


Qu’est-ce qui nous parle dans un paysage ?

Quand on a le goût surtout des vastes panoramas, il me semble que c’est d’abord l’étalement dans l’espace – imagé, apéritif – d’un « chemin de la vie », virtuel et variantable, que son étirement au long du temps ne permet d’habitude de se représenter que dans l’abstrait. Un chemin de la vie qui serait en même temps, parce qu’éligible, un chemin de plaisir. Tout grand paysage est une invitation à le posséder par la marche ; le genre d’enthousiasme qu’il communique est une ivresse du parcours. Cette zone d’ombre, puis cette nappe de lumière, puis ce versant à descendre, cette rivière guéable, cette maison déjà esseulée sur la colline, ce bois noir à traverser auquel elle s’adosse, et, au fond, tout au fond, cette brume ensoleillée comme une gloire qui est indissolublement à la fois le point de fuite du paysage, l’étape proposée de notre journée, et comme la perspective obscurément prophétisée de notre vie. « Les grands pays muets longuement s’étendront »… mais pourtant ils parlent ; ils parlent confusément, mais puissamment, de ce qui vient, et soudain semble venir de si loin, au-devant de nous.

C’est pourquoi aussi tout ce qui, dans la distribution des couleurs, des ombres et des lumières d’un paysage, y fait une part matérielle plus apparente aux indices de l’heure et de la saison, en rend la physionomie plus expressive, parce qu’il y entretisse plus étroitement la liberté liée à l’espace au destin qui se laisse pressentir dans la temporalité. C’est ce qui fait que le paysage minéralisé par l’heure de midi retourne à l’inertie sous le regard, tandis que le paysage du matin, et plus encore celui du soir, atteignent plus d’une fois à une transparence augurale où, si tout est chemin, tout est aussi pressentiment. Cet engouffrement de l’avenir dans la délinéation, pourtant si ferme et si stable, des traits de la Terre est l’aiguillon d’une pensée déjà à-demi divinatoire, d’une lucidité que la Terre épure et semble tourner toute vers l’avenir : une des singularités de la figure de Moïse, dans la Bible, est que le don de clairvoyance semble lié chez lui à chaque fois, et comme indissolublement, à l’embrassement par le regard de quelque vaste panorama révélateur.

Julien Gracq, En lisant en écrivant, « Paysage et roman », p.87-88, José Corti, 1980

15 thoughts on “Des paysages II (Gracq)

  1. Prolongement parfait des réflexions entrecroisées. Finalement, Aldor dit que la beauté est dans le mouvement, et toi aussi (et moi aussi). Ici le paysage comme mouvement en germe, physique, symbolique… il y a d’autres choses à dire, je reviendrai, ce soir, Avec du temps pour penser.
    Et merci pour la belle page!

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  2. “Tout grand paysage est une invitation à le posséder par la marche ; le genre d’enthousiasme qu’il communique est une ivresse du parcours.”

    “C’est ce qui fait que le paysage minéralisé par l’heure de midi retourne à l’inertie sous le regard, tandis que le paysage du matin, et plus encore celui du soir, atteignent plus d’une fois à une transparence augurale où, si tout est chemin, tout est aussi pressentiment”

    Gracq explique tout, tous les poèmes aube ou crépuscule, et tous les poèmes automne (puisque c’est un grand crépuscule).
    La nature immuable marquée des ombres du temps qui passe. Prescience du mouvement: La terre à traverser, comme la vie à parcourir, avec cette impression (illusion?) que nous pouvons choisir le sentier qui nous plait dans le grand paysage.

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  3. Vision prédivinatoire. Voilà le point essentiel du texte. Je ne vois rien à ajouter. Gracq surréaliste ? Oui à sa manière. Il y a ce grand château à Argol où il vivait et les ombres des rideaux lui servaient d’encre. D’ailleurs son fauteuil était une pieuvre séchée. Autre histoire ? Rien à voir ? Mais si, tout. Pardon, Tout. Alain Robe-Grillet me donne de l’urticaire. Une véritable allergie. C’est valable ça en cours ? Genre allergique à Robe-Grillet, ah d’accord, dispensée de l’examen alors, ou on le remplace par du Boris Vian. Sinon il y a cet ours aujourd’hui qui chantait vert bleu jaune près de la voiture, j’en parlerais un jour quand le poumon froissera ses roses blanches.

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    1. Pardon le point essentiel du texte est la relation entre Moise et le mode panoramique d’appréhension de la géographie telle qu’elle se révèle à l’heure du crépuscule. Alain, lui, ne disposait pas du matériel adéquat pour atteindre le stade pythonique de l’urtiquéfaction.

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      1. Tu te moques ! Évidemment un gratte-dos aurait aidé mais il aurait fallu le décrire millimètre par millimètre, ainsi que, sur lui, l’inclinaison de la lumière et le paramètre de la poussière. Alain n’avait pas ce temps. Il a donné l’allergie sans le gratte-dos. Ce n’est pas ingrat. D’ailleurs je ne comprends par ce dégoût pour le gras. La Reine Chantilly cultivait un jardin de rainette dont elle suçait les doigts spatuleux comme une mère joueuse.

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    2. Ours, ours, Grande Ourse, navigation aux étoiles, temporalité dans l’encre de la nuit que dégorgent toutes les pieuvres tant et si bien que de chaises Gracq ne disposa plus et qu’il dut s’embarquer…

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      1. Tu oublies Boucle d’or qui arrêta l’Ours par la main et lui demanda : Ours, attends avec moi demain, attends avec moi après demain, attends tous les demain avec moi pour que ne vienne pas le jour où l’enfance passe dans l’enfant que l’on a.

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      2. Mais mon commentaire a fui des doigts de la rainette ensoyés d’auguste salive avant que le gratte-dos n’ait pu intervenir et rendre à Alain la pleine mesure de son allergisante… mon Dieu le nom m’echappe de nouveau, enfui dans les brumes lointaines d’un paysage aussi peu réel que le rivage des Syrtes si cela est possible…

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        1. Le rivage où Gracq grignote son bretzel, noeud de pain qui lui rappelle le noeud du bois dans la jambe d’Alain, estropié par la gangrène de la théorie. Ça arrive. C’est toujours mieux que de ne pas avoir d’idée. C’est toujours mieux que de répéter. Il dansait quand même et voulait même être de toutes les danses – tap tap tap. Clavier, tu m’entends ?

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          1. Je répondrais bien par quelque brillante glose de ta rose prose – sucre glace glaçage royal noces infernales que ne couronneront aucune mise à mort – mais une conspiration des paramètres de la poussière, des engrenages mystico-zygomatiques et d’une ceinture abdominale enturbannée de Chantilly me promet l’effet Robe-Grillet sans besoin d’un quelconque auxiliaire gratte-dosique, sans compter les humeurs de mon ordinateur qui dans sa triomphale et inaugurale entrée en scène a passé le stade ultime de la mélancolie – une spécialité du paysage de l’ami Gracq.

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  4. Est-ce ma fin que tu signes ? Ô traitresse qu’est la femme. Et truite aussi. Il suffirait d’une page sage comme un nuage. La comète passe, chevelue comme un philosophe. Vient sur ses petits doigts de pied velus la plante déracinée de mon remords. Sache avant de te défiler lâchement à la manière d’un paysage englouti par le train : Que Flaubert écrivait assis.

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    1. Une plante déracinée, voilà qui n’est ni concevable, ni acceptable, ni absolvable, et il faut que de ce pas l’ours, la pieuvre, la truite, la rainette et sa souveraine, le train et son chapelet de fenêtres dans lesquelles d’un cadre à l’autre se faufile la comète Têtard Cosmique, posent à leur tour leur arrière -trains sur les rails de la déliquescence, précédés de mon ordinateur qui, abandonné par le Réseau paratre sans chapeau, les guidera vers l’endormissement langoureux des idées, tandis que dans mon Gueuloir perso je l’abreuve d’incantations crepusculaires.

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        1. MDR MDR MDR. Tu m’as démasquée et je rends l’âme dans la flaque trop rouge de mon cryptofascisme. (Bruit de râle, avec ornements atlantistes sur fond de Trumpettes de Jericho – la Bible, toujours – voilà la glose).

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