Dit celle qui sait voir.
Déjà posté quelque chose aujourd’hui. Faut arrêter de bloguer comme une ado attardée. Lâcher le clavier.
Cette addiction, inefficace cataplasme de mots.

Le texte d’aujourd’hui, par exemple, artificiel, propret, tout ça, des mots auxquels il faudrait foutre le feu pour y faire naître une lueur. Ne dit rien de comme c’était vraiment. Les orages de fin d’été, le ciel de flamme et de suie, cette pourriture de fin de saison, et l’on sent qu’on va crever avec elle, l’intestin macérant ses irrésolutions, d’une mort lente et nauséabonde, dans le torrent absurde, absurde, de larmes qu’on ne comprend pas, charriant une peine qu’on n’a pas su démasquer ni neutraliser, et pour cause, puisqu’elle vous constitue, qu’on ne peut la détruire qu’en s’annihilant. Et on attend immobile et raidi à la fenêtre, les platanes déjetés attendent, la rue où tout bruit s’est résorbé attend, la ville est un étranglement, et si le tonnerre ne se magne pas on va en crever, en crever asphyxié.

Ce n’est pas on. C’est moi. J’épelle les noms, Vanina, Erwan, Olivier, Frédéric, par exemple, et je suis certaine, dans ma terrible arrogance, que je suis la seule à savoir que nous serons morts bien avant de mourir. Je ne sais pas d’où je le sais, pourquoi je sais ces choses avant d’avoir dix ans, mais je les sais, comme je sais que cette conscience aiguë me distingue d’Erwan et de Vanina, d’Olivier et de Frédéric, me sépare d’eux plus sûrement que ne le fera le couperet de la fin de l’enfance.

Voilà le souvenir le plus prégnant de ma ville, malgré les collines jumelles et les façades aux airs italiens. Seul s’accorde à ma peine le grondement du Fleuve, ce traître qui ne fait que passer et qui s’enfuit gonflé par les orages vers la Mer. Je sais où il va, wo die Zitronen blühen, et mon désir hurle emmène-moi, c’est théâtral et pathétique, c’est inutile, tais-toi, mais tais-toi donc.

Aujourd’hui je pense que tout est lié, maman qui ne tient pas en place et qui quitte ses maisons les unes après les autres, affirmant chaque fois que celle-ci on y restera, c’est trop fatigant de déménager – et maintenant elle va quitter Toulon, et pour dire cette peine je n’ai pas les mots

pas les mots

moi qui depuis longtemps ne suis plus une enfant.

Elle quittera Toulon comme elle a quitté le Laos, le Vietnam, Strasbourg, Paris, Lyon, et à l’intérieur de Lyon un nombre de rues et d’appartements qui me réduit à ne pas savoir à quoi ressemblaient les lieux où j’ai grandi, parce que ma mémoire – cette rosse agonisant, bien fait, sur un champ de bataille. Elle montera en Normandie, elle quittera la Normandie, et ainsi de suite jusqu’à ce qu’au hasard d’un déracinement la mort la rattrape malgré tout. Son père aussi, pas de parents et les buffles à garder sous les coups d’une marâtre, et puis une femme, et puis une autre, ma grand-mère, avec laquelle il n’était pas tendre (d’où l’aurait-il tirée, cette tendresse), qu’il craignit une fois qu’elle eut passé l’arme à gauche, sait-on jamais avec les fantômes, dans une grande hémorragie (parce que c’est ce qu’est « mourir en couches »), épuisée de mettre au monde et d’être violentée par la vie, et qui, bien avant qu’on lui foute la paix, dut voyager seule avec des gosses du Laos au Vietnam, parce que lui était parti y chercher du travail, et je passe les détails que d’ailleurs j’ai oubliés, parce que ma mémoire. Et de leur analphabétisme je sens en moi durer la frustration. Analphabétisme, le moindre de leurs soucis. Pourtant grand-père s’appelait Nam – Sud – et les choses auraient dû aller autrement.

Sans ville natale, sans langue terreau, je me casse très tôt la gueule dans le creux qu’excavent dans l’âme les migrations antérieures. Les succès scolaires et la fausse facilité ne trompent que les autres. Et je me tends à en rompre vers des patries rêvées qui sont celles des autres, et parce qu’à cet âge-là mon esprit était puissant comme chez les enfants rêveurs, je les saisis comme personne, les façonne et les aime, comme seuls aiment leur terre ceux qui en sont amputés. Je m’y adonne avec l’acharnement du désespoir, je veux croire que cet amour me justifie. Je ressens et répète après Séféris, où que me porte ce foutu chemin de hasard, la Grèce me fait mal. Mais de quel droit ? Lui était vraiment grec. Qu’à cela ne tienne – je continue, je recrée des mondes en poursuivant l’éblouissant reflet de celui-ci, manquant la cible à chaque fois, et d’une dimension à l’autre se réincarnent peine et manque, semblables à eux-mêmes. Aujourd’hui encore j’écris les paysages comme s’ils pouvaient aimer, comme s’ils pouvaient étreindre ma tristesse et donner à ma supplique une réponse qui ne réside pas en eux. J’aime mes personnages comme si, mais eux non plus.

Le silence n’est pas non plus une option, comme on dit.

Dieu m’attend assis devant la porte, patient. Moi aussi j’attends, je ne sais quoi. On me l’a dit, je ne trouverai pas. Il faut tendre à Dieu cette main que l’inutilité nécrose, et je ne la tends pas, ou pas vraiment, half-heartedly,

comme on dit dans la langue des autres.

 

21 thoughts on ““Comme si tu étais par naissance une exilée”

  1. Alors déjà bravo. Pour oser le penser, le penser jusqu’au bout, et le dire, ici, ouvertement. Il y a là le plus beau de l’adolescence dont tu te réclames, l’audace et la lucidité. Cela me rappelle, je sais que tu n’aimes pas mais pour instant suspens ton jugement, les moments clefs de la psychanalyse : quand la narration de soi se brise, notre carapace de miroirs se fissure et dessous c’est douloureux, terriblement douloureux, mais palpitant, chaud, vivant.
    On y trouve la noirceur de l’écriture, ses sensations fortes. Peut-être est-ce pour ça que Aldor le trouve moins vrai…. On y ressent un goût pour le vertige, un foncée vers le pire pour le pire.
    Beau et bouleversant.

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    1. Merci… je me suis dit que j’avais tort de mettre ca ici, et je savais qu’on soupçonnerait la mise en scène dont tu parlais hier, le théâtre adolescent, mais je me suis dit tant pis, que l’écriture c’était aussi ce genre de choses, la noirceur dont tu parles. Et ca ne me gene pas du tout que tu fasses le lien avec la psychanalyse. Je crois que mes réticences ne viennent que de mon ignorance. Ceux de mes amis qui suivent une thérapie en vivent bien mieux.
      Je crois que c’est venu parce que mon texte d’hier, au lieu de me rendre l’enfance, ne faisait que m’en éloigner. Meme si ce que je raconte dedans est vrai. Surtout ta phrase mise en titre et ta réflexion sur la ville natale m’ont transpercée. Enfin pourquoi se justifier. Que tu m’aies comprise, me suffit.

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  2. Lu et relu ce matin. Je ne sais pas trop comment-commenter. Mais je me dis qu’il est important de le faire,quand même, et voilà vingt minutes que je tourne mon clavier sept fois, ce qui n’est pas pratique. Certes on ne s’attend pas à autant de sincérité mise à nue sur un blog, un samedi matin. Cela posé, pas de fulgurances à attendre (si, mais dans votre texte, mais pas dans mon commentaire).

    Bref, les deux (textes) font la paire, envers et avers de la même idée/envie/souffrance/vie ; mais bon, un avis de cette volée, voilà bien un inefficace cataplasme de mot !

    et rebref, à vous lire je suis impressionné et soufflé, ému, touché, mais me manquent bêtement les mots pour le dire ! sauf un : encore, si vous en avez l’envie !

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    1. Merci cher Carnetsparesseux ! De ne pas m’en vouloir du déballage, de prendre le temps de commenter et d’une façon si délicate et encourageante. Cela me fait du bien plus que je ne saurais dire. Merci.

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  3. Attention, j’écris très “plonplon”, signe que j’en perds mes petits repères !
    Me dis juste qu’une écriture sincère peut donner à la relecture l’impression d’être passer à côté du sujet, surtout si cette écriture fait surgir autre chose de ce sujet.A tous égard, c’est plus facile et flatteur mentir ; sauf que ça ne sert à rien.
    Pour l’auteur, j’entends. Le lecteur, lui, manque tout celà, il n’a que la face lecture pour s’en faire une idée et ses propres souvenirs pour s’en débrouiller.

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    1. Vous avez raison. Je ne pensais pas mentir au moment d’ecrire l’autre texte, bien sûr. Mais en le relisant je me suis dit qu’il passait à côté, voilà. Un petit aspect de dépliant touristique qui manquait le propos mais révélait peut-être mon absence d’enracinement.

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      1. je ne supposais pas – bien sûr – que le premier texte était un mensonge 🙂
        c’est juste qu’écrire permet de débusquer des trucs auxquels on ne songeait pas, et de s’approcher d’un semblant de justesse, pour ne pas dire de vérité. En tout cas, ça me fait ça avec mes fariboles inventés :). Le mensonge, ça n’est pas se tromper involontairement, mais plutôt d’écrire faux pour séduire les lecteurs.

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        1. Oui, je vous avais compris. Je viens de lire la suites des aventures du Jules-Grevisse et rarement faribole, comme vous dites, m’a semblé si belle. On sent bien qu’à travers le récit quelque chose se raconte d’important et de vrai, d’émouvant, de personnel. Je m’exprime tres mal et n’ai pas la clairvoyance de Joséphine mais je pense que vous me comprenez.

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    1. Merci. Celui-ci, je ne l’attendais pas. Il m’est sorti du corps avec beaucoup de larmes. En écrivant le sonnet d’hier, j’ai essayé de mettre un peu de distance. Mais il y a bien des choses qui nous accompagneront toujours.

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      1. J’ai le sentiment que nous sommes toujours accompagnés par les mots entendus, les émotions de l’enfance toute petite, mais aussi par l’histoire de nos aînés, qui nous habite de manière presque génétique… Tes derniers textes, et celui-là notamment ont fait ressurgir ce sentiment, pourtant là depuis longtemps. C’est un écho à ce que je disais hier, en parlant D’Aulueyres. Mon
        attachement à ce lieu est aussi lié au poids,parfois
        lourd, de l’histoire familiale et des souvenirs à la fois flous et aigus de l’enfance. Ce n’est pas pour raconter ma vie, mais je sens vraiment des fils jetés entre nos émotions de ces jours. Ton texte est tellement juste, qu’il ouvre les yeux et fait naître des mots qui ne voulaient pas venir.

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          1. Comme les souvenirs intimes de l’enfance peuvent être une compagnie fidèle, redonnant du sens à des vies éparpillées. C’est un peu ce que j’ai voulu dire, avec l’histoire des Paysages-Puzzle. Peut-être que, toi aussi, au delà du mouvement perpétuel, tu as des souvenirs qui rendent plus cohérents ton monde, malgré tout? Pour Aulueyres, c’est autre chose. Je n’ai pas vraiment les mots, encore. C’est si beau. Et c’est le lieu de ma continuité à travers les siècles. Mais les souvenirs y sont durs aussi. C’est un lieu de regrets et qui questionne, ô combien, la solitude. Il faudra que j’écrive quelque chose sur mon grand-père. Je dois chercher les mots, qui ne sont encore jamais montés à la surface. Les échos de tes textes bouleversants vont jusqu’à mon coeur, et exhumeront, peut-être, ce que je n’ai jamais pu dire. Merci à toi pour tes mots qui ne s’étalent pas du tout, et qui se précipitent tout droit vers la vérité.

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          2. Et puis, belle manière, fertile, de lutter contre le déracinement: le jardin. Faire prendre racine, donner naissance à ce qui grandira et vivra en beauté, toujours dans la même terre. “Il faut cultiver notre jardin”

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